lundi 31 août 2020

Plutôt couler en beauté...

 "Le phénomène d'émerveillement, ce moment où l'on se sent partie d'un ensemble plus grand, participe ainsi du vertige à entrevoir fugacement la nature intime d'un moi relié et non plus en extériorité. Dans un entretien, Moitessier définira ainsi la solitude en mer comme une participation à l'univers entier : "On est à la fois un atome et un dieu en réalité." Cette cosmologie particulière, cette manière d'envisager l'univers, il faut en avoir été affecté pour pouvoir l'incarner. Et ce ne sont plus alors la nature, les océans, les marmottes ou les éléphants qu'on défend, mais tout simplement un soi plus grand."

Corinne Morel-Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Réflexions sur l'effondrement, Libertalia, 2019-2020, p.11.

"Aujourd'hui, les loisirs sont devenus divertissement, une industrie source de profits. Le repos fertile est menacé par le travail du dimanche, les parcs de loisirs clôturés, le sport mercantile et la télévision. Qui, pour prendre encore le temps de la vacuité, embrasser le risque de l'ennui et le vertige de la page blanche ? Qui pour s'autoriser ces espaces riches de vide, où le renoncement à la boulimie d'idées vite lues, vite digérées pour être vite publicisées, cède finalement la place à une conscience renouvelée, pour peu qu'on lui laisse le temps de se déployer ?"

Id., p. 21-22. 

"Comment écrire tout ça, ces vertiges... Je relève la tête de La Longue Route en écoutant Yann Tiersen réinventer Tabarly, l'Atlantique Nord déployé sur un piano. Dehors dans le jardin après un mois de sec l'herbe attend la pluie. Brassée de doutes sur la pertinence d'exposer le fil de mes pensées, je me fortifie de la phrase d'Hannah Arendt qui affirme commodément que "les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action"."

Id., p. 24.

 


 


jeudi 27 août 2020

C'est un livre qui fume

 "Mon cher Michel,

Ta vie parisienne me fout le vertige. Faut que tu aies une sacrée santé. Que tu as. Je me rappelle l'époque de ta première gloire, renaudote. Tu en sortais fatigué, mais serein. Ce n'est pas donné à tout le monde. (De voir trop de monde) [...]

Lettre 301. [1966] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 216.

*

Mon cher Michel, 

[...] Je ne connaissais pas ton poëme sur Londres. (Toi, oui !) Très, très bon. Et Berlin, et Le Moine. C'est un livre qui fume, dans un mouvement de volcan. Mais si tu peux alléger, il ne s'en portera que mieux. On le visitera mieux. On a parfois l'impression que tu obéis à une sorte de vertige qui prend de vitesse le corps même du langage approprié. Que tu n'es jamais saturé de notations. De là un rien trop chargé. La lecture s'en ressent, parce qu'on est comme accroché alors que l'attention d'origine s'est déplacée. Je l'ai lu deux fois. Sûr qu'à la troisième lecture, je pénètrerai mieux dans le dédale. Mais on n'en finirait pas. [...]

Lettre 454. [1968] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 311.

 


mardi 25 août 2020

Une chanson magdalénienne

 "retour inévitable au vestiaire les corps redeviennent os et prose, nous nous partageons l'unique miroir (dont une ampoule sur deux a sauté de la rampe), je lui demande une intraveineuse qu'elle me refuse, je la supplie, je tremble trop du vertige de ce que nous venons de traverser pour le faire moi-même, et elle, sans doute exténuée et dégoûtée par le travail de deuil, et ne supportant plus mon état, ne veut rien entendre, c'est là que je découvre qu'elle a quand même un corps de femme, et elle le mien désugoliné"

Dominique Fourcade, magdaléniennement, P.O.L. 2020, p. 83-84.


"s'impose le rêve d'un choeur de filles à voix très basse sans répit, ou même, plus précis que tendu, d'un   cheval qui ne serait que murmure, ou, mieux encore, en symétrique magnifique vertigineuse d'eux (les garçons en slip), je désire d'elles un choeur voué au langage des signes, only girls allowed, là on verra à qui on a affaire"

Id. p. 86

"une scène à la fois, une seul, nous sommes d'accord n'est-ce

      pas, mais tant d'entrées dans l'illicite empire du souvenir que

     l'écriture en a le vertige

ce qui arrive n'a pas de robe juste une étoffe" 

Id. p. 90

"je n'ai jamais caché que Sinatra avait été un de mes maîtres quand je travaillais à la barre, et pas seulement Strangers in the night , mais je n'ai pas dit, en fait parce que je n'y ai pas songé, ou était-ce trop important pour que j'y songe, après que P.O.L., dans un premier temps, a eu refusé Le ciel pas d'angle, Alain Bashung a sauvé ma vie d'écrivain en plein désarroi, le Bashung d'alors, celui de Vertige de l'amour et de Gaby oh Gaby qui m'éraillaient me reraillaient m'émerveillaient, me resonorisait, a guidé mes premiers pas dans Rose déclic quelques semaines plus tard, et dans un tout autre registre, celle de Christophe était déjà très bien, mais la version Bashung des Mots bleus c'est l'extase, tout ça pour m'entendre dire tu chantes juste faux grand-père"

Id. p. 111-112.

puis-je ajouter

qu'il y a dans ma vie

intermittente

une chanson magdalénienne

dont la pariétalité

m'aura servi de modèle

de vertige

elle a toujours refusé

de jurer

de ne pas me quitter"

 Id. p. 114.

 

 


lundi 24 août 2020

On n'est pas tant à s'aimer, je te jure

 Mon cher Michel, [...]

A Paris, j'ai vu une trentaine d'individus. Le vertige. La N.R.F. est de plus en plus sinistre. Pas mal de choses vont s'écrouler, là, en série. On regardera, de près ou de loin.

Ecris-moi, assez longuement, si tu as le temps et l'envie. On n'est pas tant à s'aimer, je te jure. Et c'est tout de même bien nécessaire, puisqu'on peut, malgré tout et tous. Je te salue, Michel, bon courage, travaille bien, comme tu sais.

Georges.

Lettre 170 [1962], Correspondance George Perros-Michel Butor, p.126.

*

Mon cher Michel, [...] 

Je viens de lire Barthes. C'est toujours très excitant. Avec je ne sais quoi d'existentiellement triste. C'est bien vrai que nous sommes passés de la médecine à la chirurgie, puis à je ne sais quoi, que la psychanalyse frôle mais rate le plus souvent. C'est bien vrai et c'est bien. Mais l'honnêteté, qui veut qu'on dise qu'il est impossible d'être sincère, etc. se retourne un peu vite contre l'espèce de vertige, oublié, qu'on a tous connu aux alentours de l'adolescence. [...]

Lettre 228 [1964], Correspondance George Perros-Michel Butor, p.166.

*

Mon cher Michel, 

j'ai donc lu très vite, trop vite, mais tu me presses, c'est diabolique. J'en sors avec le vertige, ça grouille, tes volontés s'y affirment, tes investigations, tes besoins.

J'ai eu le temps de relever une suite de "même", au haut de la page 47. Un peu lourd. Puis, dans Litanie d'eau, je me demande si les rappels vénitiens, p. 129, 153, 161, sont très heureux. Mais tu dois y tenir. [...]

Lettre 241[1964], Correspondance George Perros-Michel Butor, p.174.

 

Michel Butor et Georges Perros, lors d’un déjeuner au zoo de Vincennes, proche de l’université Paris VIII où Butor enseigne (mai 1969) © Collection Georges Perros.tif 

Sur Perros, on peut lire Linda Lê, En attendant Nadeau.

 

lundi 10 août 2020

Quel vertige qui vient de loin

[...]

Il y a toujours un peu de paradis

Sur notre boule terrestre

La Bretagne en a gobé une bonne partie

Et pourquoi y viendriez-vous

Vous dites qu'il y fait froid

Qu'il y pleut quatre jours sur trois

Gens des mois de juillet et d'août

Dites, y reviendrez-vous ?

Mais ne s'y sent-on pas

Moins déserté qu'ailleurs

On s'y arrête

Au gré de je ne sais quel bon vertige

Entre la mort et la vie brève

Entre la mer et le soleil

Qui l'éclabousse en branle-bas

Quand il se lève, à l'est, là-bas 

Ensanglanté royal

Et que des feux de sa crinière

Oui l'image a déjà servi

Il secoue les yeux du jour endormi

Et les crible de sa poussière d'or massif

Quel vertige qui vient de loin

Et de tout près, que l'on peut toucher de la main

[...]

Georges Perros, Poèmes bleus, Poésie/Gallimard, 2019

 

 


jeudi 6 août 2020

Quel crâne, mes aïeux

[1960]

"Mon cher Michel,
[...] Je t'enverrai le Baudelaire cette semaine. J'aimerais relire. Je viens de me taper le dernier Merleau-Ponty. C'est un excellent lecteur, comme tous ceux qui n'ont besoin que de langage des autres pour être intelligents.
Dis si Agnès a retrouvé sa langue. Moi, je serais plutôt en passe de la perdre. Ici, on parle beaucoup pour ne rien dire. Ça donne le vertige. Au bout d'un quart d'heure, tu as des fourmis dans le crâne, il faut vite rentrer derrière son paravent. Face au mur, légèrement humide. [...]

[1961]

"Mon cher Michel,
merci, bien reçu ton petit paquet joliment ficelé. Je le lis doucement, je me demande comment tu t'organises pour fouiller tous les coins avec la même surprenante acuité. Quel crâne, mes aïeux. J'ai même déniché, en fouillant dans une boutique de Quimper, un texte de toi sur Philadelphie dans les Lettres nouvelles. Tous ces voyages "spatiaux" me donnent un peu le vertige. J'espère que tu prends un peu l'air tout de même. Que ne suis-je encore à Meudon ? [...]

Michel Butor/Georges Perros, Correspondance 1955-1978, Joseph K., 1996, p. 63/68.




samedi 1 août 2020

Les histoires, la pagaille et la folie

"Cependant il se méfiait des premiers élans d'enthousiasme des Américains. Il savait comment, la première semaine, ils tombaient amoureux de l'atmosphère d'urgence, des discussions, de la cordialité et de la façon dont les gens se retrouvent au café pour bavarder et pénètrent dans le vie des autres, du fait que même si, à l'extérieur, Israël est obsédé par ses frontières, à l'intérieur il vit sans barrière aucune. Pour eux, ici, le vertige de la solitude n'existe pas, chaque chauffeur de taxi est un prophète et chaque marchand du shouk vous raconte l'histoire de son frère et de sa femme et, tout à coup, le type qui attend derrière vous se joint à la conversation, si bien qu'en un rien de temps la mauvaise qualité des serviettes n'a plus aucune importance parce que les histoires, la pagaille et la folie - la vie, quoi ! - sont tellement plus essentielles."

Nicole Kraus, Forêt obscure, Editions de l'Olivier, 2018, p. 230.

La Divine Comédie (Gustave Doré)