lundi 30 septembre 2019

Le Laveur de vitres

"Le corps aspiré dans le labyrinthe d'une ville inconnue sautillerait volontiers le long des trottoirs ou des ponts et s'approprierait sans scrupule les grandes places comme autant de plateaux de théâtre. Lorsqu'il se fait tard, que les rues se vident et se donnent enfin tout entières, rien ne l'empêche de laisser libre cours à ses élans, à l'instar de ceux qui depuis les quartiers défavorisés jusqu'aux vertiges lumineux de Time Square font de la rue un spectacle et de la foule un public, aux sons du hip-hop ou d'autres styles. Sous de nouveaux noms et codes, des danses naissent continûment, qu'aucune barrière ne saurait endiguer. Le "dedans" et le "dehors" se rencontrent ; les danses sociales entrent sur scène tandis que l'art chorégraphique en sort."

Julia Beauquel, Danser, une philosophie, Carnets Nord, 2018, p. 197-198.

A propos d'une représentation, au Palais des Papes à Avignon, du Laveur de vitres de Pina Bausch

"Je pourrais fort bien m'évertuer à chercher encore sur YouTube et ailleurs sur le Net cet extrait du spectacle, mais le résultat, je le sais déjà, serait décevant : il ne s'y trouve pas. Et s'il y avait été mis depuis mes premiers espoirs de le trouver, il ne serait pas certain que la qualité du film, du son, ou du cadrage - trop éloigné ou trop rapproché - soit à la hauteur de ce que j'ai en mémoire et de ce que je rêve de revoir. Un film même excellent ne restituerait pas l'atmosphère magique, estivale et presque vertigineuse de la cour d'honneur, en plein air, sous le ciel étoilé."

Id. p. 209-210



mercredi 25 septembre 2019

L'espace comme un grand baiser

                                           Vertige! voici que frisonne
                                           L'espace comme un grand baiser
                                           Qui, fou de naître pour personne,
                                           Ne peut jaillir ni s'apaiser.


     Stéphane Mallarmé, Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé, vers 1884                                       (cité par Henri Van Lier, Les Arts de l'espace)


Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, NRF, 1914 

En cherchant une illustration pour ces vers de Mallarmé, je tombe sur Surface et profondeur : les savoirs de la page, un article de Anne Zali paru dans la revue Communication et langages. C'est peu dire que le vertige y est aussi à l'honneur :

"Ce qui saisit de vertige le lecteur sur le seuil de ces pages c’est l’immensité du blanc, tout d’abord cette absence, cette clameur de l’Impossible qui s’en dégage, c’est l’absolue solitude dans laquelle se détachent les vers brisés en éclats irréguliers."

"Dans le blanc veillent les réserves de patience et de liberté contenues virtuellement dans la page. Au blanc s’attachent des valeurs d’ouverture, d’étonnement mais peut-être aussi à l’inverse de fermeture et de refoulement. Le blanc, n’est-ce pas aussi l’empire de la rature dont les mots seraient perdus, le palimpseste dont la trace serait recouverte, ou encore l’espace de l’Innommé, de ce qui échappe provisoirement, ou non, au langage, de ce qui pose la question de la transmission ? Toute la poétique sonore et visuelle de Mallarmé s’en fait le vertigineux écho, donnant au poème l’allure d’un navire qui prend de la gîte."

"Sans doute la révolution numérique nous offre-t-elle une lumineuse occasion de redécouvrir et d’« inventer » la page et ses virtualités vertigineuses, du dedans d’une histoire pleine de boucles et de surprises qui aurait renoncé aux pièges d’une linéarité fabriquée, afin d’y entrevoir l’effort continu d’une pensée incarnée pour connaître et se détacher de l’Indistinct en prenant le risque de s’émietter dans le fragment et reployer ensuite le Multiple foisonnant dans l’unité du livre."

Enfin, que voyons-nous en terme de citation liminaire ? Henri Van Lier lui-même, en ce même livre d'où j'ai extrait les quatre vers de Mallarmé, Les arts de l'espace.

« L’espace des maîtres nous reconduit à la jeunesse du monde »

Henri van Lier, Les arts de l’espace 

Dans cet article, je note un très beau commentaire d'une page enluminée des Heures de Marguerite d'Orléans (une ville qui m'occupe beaucoup en ce moment...). Je me permets de le redonner  ici en totalité :

Les Heures de Marguerite d’Orléans, France (Bretagne), 1426, BnF, manuscrits, latin 1156 B, f.135

"La royale destinataire de ce livre d’Heures – ou recueil d’offices contenant plusieurs messes –, Marguerite d’Orléans, est une petite-fille de Charles V, sœur du poète Charles d’Orléans et demi-sœur de Jean de Dunois, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Elle se marie en 1426 à un fils du duc de Bretagne et il se peut que ce livre soit un cadeau de mariage commandé par son époux, Richard d’Étampes. L’artiste chargé des enluminures, connu seulement sous le nom de Maître de Marguerite d’Orléans, est un peintre d’une inventivité particulière qui recompose avec une liberté inspirée les modèles de ses prédécesseurs et c’est tout spécialement dans les bordures qu’il déploie les ressources de son art…

 Le folio 135 illustre la scène du lavement des mains de Pilate, ce moment où, face au Christ silencieux, il déclare : « je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. » Des serviteurs à gauche de l’image lui versent de l’eau d’une aiguière d’or. À droite (du bon côté de l’image), environné de personnages grimaçants, Jésus, debout, les poignets attachés, attend avec une gravité résignée que son destin soit scellé. Dans la marge peinte sur fond doré, la scène qui a lieu semble d’abord n’avoir aucun rapport avec le drame de la Passion : des paysans, hommes et femmes, ramassent dans des corbeilles des pluies de lettres en désordre…
 Mais le désordre des lettres peut aussi se lire en lien avec la scène principale : le jugement injuste de Pilate, dont la tunique rouge dément la déclaration d’innocence, produit une forme de désordre cosmique, de dé-création, qui atteint l’alphabet. Le drame qui se joue se répercute dans l’enclos du Livre comme un bouleversement du texte biblique : l’Ancien Testament est en train de se clore, moment mystérieux. Derrière Pilate et sous ses pieds un fond d’écritures kabbalistiques comme illisibles suggère que la Loi est devenue confuse. D’une manière assez semblable une tradition midrashique raconte comment lorsque Moïse brisa les Tables de la Loi dans sa colère de voir son peuple prosterné devant le veau d’or, les petites lettres de la Torah se sauvèrent à toutes jambes et se mirent à courir de par le monde. Or, il y a bien ici quelque chose qui se brise : Jésus, incarnation de la parole face à l’iniquité du juge, n’est plus que silence, le livre ancien se referme.
 Catastrophe mais fondatrice : les lettres sont ramassées par des paysans (en latin pagus, qui désigne le « païen »). Jésus se tait mais ses paroles ont été semées, elles fructifient et commencent à se rassembler dans les nouvelles écritures évangéliques comme autant d’écritures-lectures (legere, « lire » signifiant primitivement « cueillir »).
 Cette ouverture aux païens est confirmée par les codes chiffrés mis en œuvre : on peut en effet dénombrer 153 lettres (je voudrais ici remercier vivement Annie Berthier à qui je dois cette découverte). 153 lettres, comme les 153 poissons de la pêche miraculeuse (Jean, 21), et 17 motifs (corbeilles, paniers, paysans). 17, c’est le nombre de peuples étrangers cités à la Pentecôte. Pour saint Augustin, 153 signifie l’universalité de l’Église parce qu’il représente la somme des nombres entiers contenus entre 1 et 17. 153, c’est aussi la somme des chapitres des 4 premiers livres de la Torah et 17 renvoie aussi à la 17e lettre de l’alphabet hébreu, le Pé, qui désigne la parole. Pour Origène, 153 renvoie à la Trinité : elle est représentée ici par cet arbre aux trois branches portant chacune trois feuilles verdoyant au-dessus du bois de l’arbre de Vie qui est aussi celui de la Croix de la Passion qui se prépare…
 Ainsi le peintre inconnu nous signifierait-il l’ouverture aux Nations qui s’origine au cœur de la Passion, débordant l’étroitesse d’une petite salle de tribunal romain et la naissance d’une nouvelle écriture sainte présentée ici comme le fruit de la parole recueillie par les Fidèles" 

Anne Zali

 

mardi 24 septembre 2019

Dans la torpeur d'une sieste estivale

"Dans la torpeur d'une sieste estivale, on se prend parfois à suivre des yeux les mouches qui sous une lampe de plafond jouent entre elles. Leur vol forme dans l'espace des triangles de toutes tailles. Leur allure, lente et régulière lorsqu'elles sont éloignées les unes des autres, s'accélère subitement et s'emballe dès qu'elles se rapprochent et semblent s'affronter. Ponctuées par l'entrée ou la sortie de nouveaux participants, les figures produites par ces duos, trios et quatuors d'insectes présentent au vacancier à demi assoupi une danse aérienne composée de cercles, de zigzags, d'allers-retours et de descentes vertigineuses suivies de remontées.
La danse est partout, semble-t-il. Tout dans le cosmos se meut, de manière ordonnée ou chaotique. A commencer par les astres, dont les trajectoires circulaires et les rotations exercent une antique fascination. "Aussi ancienne que l'amour" et que l'univers, la danse, dont Lucien de Samosate fait l'éloge au IIe siècle, trouve son inspiration dans "la conjonction des planètes et des étoiles fixes, leur société harmonieuse, leur admirable concert [...]". L'ordre et l'harmonie de la nature, célébrés aujourd'hui encore par les derviches tourneurs en robes blanches, le sont aussi par les danses en forme de rosace mises en scène par la chorégraphe Anne-Teresa de Keersmaeker et le réalisateur Thierry de Mey dans les clairières des forêts."

Julia Beauquel, Danser, une philosophie, Carnets Nord, 2018, p. 9-10.



lundi 23 septembre 2019

Un mot que je ne peux plus toucher

" [...] je suis certain qu'il y a des jours entiers où personne ne pense plus à moi, et je crois même qu'il y a des jours où je ne sais plus moi-même ce que j'ai fait, - rien probablement. Je me fatigue tout de suite, j'ai des vertiges si je me tourne brusquement. Je ne fais plus de feu depuis longtemps, j'ai une lampe à alcool que m'a donnée le Sarde (avant de s'enfuir avec une fille de seize ans, il paraît qu'ils vont à Oran). Le troupeau va monter aux pâturages du Niollo dans quelques jours ; je peux l'accompagner, une fois dans la montagne, j'irais mieux."

Henri Thomas, Le Promontoire, Gallimard, 1961, p. 165.

"Quand le berger sera monté dans le Niollo, cela ne fera pas une grande différence pour moi. Au moins le serpent reviendra. Ce sera peut-être un tel bonheur pour moi que je ne le supporterai pas longtemps. Pourtant, j'ai toujours été heureux, je devrais pouvoir supporter un degré très élevé de cet état qui m'est naturel. Non, je ne sais pas s'il faut dire : le bonheur. Je voulais voir : je viens encore d'écrire le mot, et j'ai eu le même trouble que tout à l'heure. Comme quand je fais certain mouvement : il me passe un vertige, je dois m'appuyer, m'asseoir, m'allonger. Mais cela ne m'était pas encore arrivé à cause d'un mot que j'écris. Voilà un mot que je ne peux plus toucher ; il ne faudra même plus que j'y pense bientôt. Il y en a sûrement d'autres. Il ne faut pas que je me trompe, pour ne pas tomber."

Henri Thomas, id. p. 171-172.


En voyant la signature d'Henri Thomas sur cet essai de Maxime Caron, je réalise que c'est bien la même signature qui se trouve sur l'exemplaire du Promontoire que j'ai déniché à la brocante de Chéniers, dans la Creuse, le 18 août dernier. Du même coup, me voici ému d'avoir sous les yeux une trace physique de ce grand écrivain méconnu.


samedi 21 septembre 2019

Vertige du fleuve

"Un long pont surplombe l'Elbe. Ici, les arbres sont hauts, majestueux, des marronniers et, pile en face, couronnée d'un nuage beige doré sorti d'une peinture du XVIIIe, une église rose et blanche. D'un coup, on prend de la hauteur, il y a quelque chose de presque alpin dans cette vue plongeante sur la vallée. Ce vertige du fleuve, c'est comme si on s'était brusquement élevé au-dessus de Terezín dont les maisons, d'ici transformées en souvenirs, semblent encore plus basses, plus ramassées."

Hélène Gaudy, Une île, une forteresse, Sur Terezín, Actes Sud Babel, 2015, p. 163.


jeudi 19 septembre 2019

La république des sens


Vu le 19 août sur France 3, dans La république des sens, documentaire de Fleur Albert, sur le chorégraphe Abou Lagraa.

mardi 17 septembre 2019

Terezín

"Les branches de l'étoile ne sont plus reliées à rien. La petite forteresse est un musée, les remparts ont l'inutilité fossile d'un squelette ou d'une ruine. La ville, qui compte moins de trois mille habitants, est devenue un maillon d'une autre chaîne, un point sur le circuit touristique qui relie Prague au reste de la Bohême. Comme on visite Auschwitz après les merveilles de Cracovie, on atterrit à Terezín au sortir du pont Charles, à peine remis de descente vertigineuse au château, de la vue sur les vignes et les rues de Malá Strana. On la dirait sèche, la ville. Essorée de son histoire. Multipliant les masques et les visages jusqu'à ce qu'on ne voie plus rien, plus grand-chose, du ciel, des toits, comme un air de maquette, de carte mal dépliée."

Hélène Gaudy, Une île, une forteresse, Sur Terezín, Actes Sud Babel, 2015, p. 10

"La Vltava est large comme une mer. Le ciel, d'un pâle bleu nocturne, éclairé de l'intérieur comme le fond phosphorescent d'une piscine. Vertige quand on lève la tête vers les façades noircies et les feuillages, dans l'air tiède des rives, colorés par des spots vert fluorescent, rouge sang, le long des péniches immobiles. Le bruit des voitures sur les pavés comme celui des pierres roulées au bas des falaises et hormis ces chocs réguliers, presque aucun grondement de moteur. La ville n'est sonre que des bruits de la foule."

Hélène Gaudy, op. cit. p. 39.

La forteresse de Terezín (Theresienstadt) en 1790

samedi 14 septembre 2019

L’armoire vitrée du grand-père maternel

"La découverte de Balzac, vers mes quinze ans, a été tellement importante, même si ma chance c’est que j’étais lecteur depuis toujours, qu’il y a une bascule : la conscience qu’un univers de représentation reconstruit par le mental pouvait valoir autant que l’univers dit réel, celui qu’on perçoit. Là j’utilise des formulations à la Simondon, mais c’était bien le sentiment éprouvé : le roman remplaçait le réel, et pouvait s’étendre à l’infini. Plus tard, j’ai calé longtemps à Proust. Quand enfin ça s’est débloqué, je l’ai tout avalé d’une traite et j’ai refait plusieurs boucles entières depuis, j’ai eu une sorte de vertige à ce passage du début de la Prisonnière où le narrateur, qu’on découvre soudain capable de « réduire » une partition d’opéra de Wagner en jouant du piano (il n’a jamais appris, qu’on le sache, dans la Recherche), gamberge sur le fait que la construction de la Comédie humaine s’est révélée à Balzac alors qu’elle était quasiment écrite aux deux tiers : unité rétrospective, donc non factice, écrit Proust, dont le narrateur est alors confronté au paradigme suivant : comment je puis écrire intentionnellement une œuvre dont la construction ne sera non factice qu’à cette condition de s’imposer rétrospectivement ? Et non seulement il trouve, mais c’est le chemin qui l’emmène, lui Marcel Proust, à la mort."
[...]
"Je suis encore dans l’impossibilité de comprendre réellement ce qui a pu se passer dans ma tête en découvrant, dans l’armoire vitrée du grand-père maternel, le Scarabée d’or d’Edgar Poe, sinon que je devais avoir douze ou treize ans et que cela m’a lié irréductiblement, définitivement à quelque chose de l’ordre de la composition, du secret, du geste d’écrire. Je dirais qu’ensuite, avec Stendhal en 4ème puis Balzac en seconde, il y a eu cette phase d’appropriation qui m’a été plus tard, sans que je le sache à ce moment-là, le plus beau viatique : Dickens, Dostoievski et d’autres, Zola bien sûr mais sans que jamais ce soit de mon goût, ni me provoque le vertige des autres. En première, le hasard me fait tomber sur Kafka, et là il y a une cassure : je suis au bout de quelque chose."
[...]
"Et reste l’autre vertige : je dois tout cela à l’armoire à porte de verre d’un instit qui ressemblait comme un frère à un autre trente kilomètres plus loin, de l’autre côté de Niort, Ernest Perochon, qui écrit sur l’arrivée de l’eau courante et la première passion de l’aviation, et aura le Goncourt avec un livre à compte d’auteur. Ce hasard qui m’a été favorable, comment en continuer le seul possible pour celles et ceux d’aujourd’hui, quand le livre a définitivement été éjecté de cette symbolisation sociale ? Je crois que c’est en partie aussi ce qui me relie aux ateliers d’écriture."

François Bon, du lire-écrire, de la vidéo et de l’impro
entretien ten cours- avec Franck Senaud, extrait des derniers échangesLe Tiers-Livre


 
 

lundi 9 septembre 2019

La tramontane seule passe

"Premières noces. Si vous montez un jour d'été à Pratz-Balaguer, village qui meurt sur l'éperon d'une vallée haute, dans les Pyrénées-Orientales, vous trouverez par chance quelque silence en quittant la foule et son bruit, la guerre vulgaire que le tourisme après l'industrie livre à l'espace, au paysage et à la beauté. Le lieu tranquille va disparaître, quelques vieillards, fantômes noirs, hantent les ruines, trop faibles pour remettre en haut du mur les pierres poussées par la neige et le temps, errent dans les ruelles à la recherche des gamins criards qui couraient voici soixante-dix ans sur la place bruissante de bavardages. La vallée arrête là l'espace, et l'histoire y a fini son temps. Vertigineux sur les gorges, des pans de murs restent de l'ancien château, le cimetière s'efface derrière l'église fermée. Plus de nobles, ni de guerriers, plus de culte ni de curé, plus de bergers, la tramontane seule passe. Silence sur cette agonie plus que lente."

Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, p. 124.

Michel Serres en août 2011. Photo Jérome Bonnet pour Libération

jeudi 5 septembre 2019

Tracés en "ligne d'erre"

" Et cette tentative surprend par sa robustesse tranquille et fait mirage : j'entends bien les échos d'une méprise si considérable qu'il me faudrait en répondre de la démarche réelle de ce réseau et préciser, dans la mesure du possible, ce qu'il en est de cette "dérive" de nos manières d'être advenue de par le fait de la présence-là d'enfants mutiques dont on pourrait dire que "rien (ne) les regarde".
Ce vertige qui leur advient alors, il nous a semblé qu'il se peuplait de ce que j'ai nommé des repères qui apparaissent, se précisent, dans la vacance infinie de tout ce qui est de l'ordre du langage, du conscient et de l'inconscient. Il s'agit "d'autre chose", d'une "chose" autre qui vient par ricochet, un peu à la manière dont la lumière ricoche sur la surface de l'eau, et s'installe pour un moment, sous l'arche d'un pont, un petit "radeau" vivace, en effet.
L'arche, pour nous, c'est ce que nous appelons le coutumier d'un lieu, et, sur les cartes que nous traçons sans relâche depuis des années, s'esquisse la trace de nos usages harcelée par les trajets et manières d'être manifestées d'un enfant tracés en "ligne d'erre". "

Fernand Deligny, Nous et l'innocent, Maspero, 1975, in Œuvres, p. 692-693



dimanche 1 septembre 2019

Chant de sombre joie

"Nous roulions le long de la Touques jusqu'au village de Vauville, sur la route de Cabourg, vers le château ruiné de Bonneville d'où Guillaume le Conquérant partit à la conquête de l'Angleterre ; ou bien nous grimpions la côte de Beaumont-en-Auge, le village natal de Laplace dont la statue domine la place mal pavée, près de l'église où passe la grand-route avant de redescendre à pic, en faisant un angle droit, vers les prairies de Pont-l'Evêque. Cette course vertigineuse nous donnait une des plus fortes émotions  de la journée."

Claude Vigée, Les dernières grandes vacances, in La lutte avec l'Ange, L'Harmattan, 2005, p. 150.

"Notre esquif dansait si joyeusement sur une Manche toujours houleuse, que j'en sortais pâle comme un spectre, pris de nausée et de vertiges qui m'humiliaient d'autant plus que mes compagnons de sport en paraissaient épargnés, et que le petit Belge, souriant et dispos au milieu des éclaboussements d'écume du ressac, m'écrasait de sa supériorité d'homme de mer expérimenté."

id. p. 153