jeudi 30 janvier 2020

Tu me vertiges

"Samedi 31 juillet [1948]

Voilà six jours que je suis ici et je ne suis pas encore habitué à ton absence. J'ai l'impression d'avoir vécu contre toi des semaines vertigineuses et de m'être arraché de toi d'un seul coup pour me jeter à l'autre bout de la France. J'en suis resté si désemparé que c'est à peine si j'ai la lucidité nécessaire pour apercevoir combien cela est stupide. Ma place n'est pas ici, c'est tout ce que je sais. Ma place est auprès de ce que j'aime. Tout le reste est vain ou théorique."

Albert Camus à Maria Casarès, Correspondance, Folio/Gallimard, 2017, p. 48.

Lire Le roman d'une passion, Christiane Chaulet Achour

samedi 25 janvier 2020

Enfants de l'herbe

"La sourate de l'herbe II

    Enfants de l'herbe. Mais de quelle herbe ? Méditation et botanique ne font pas toujours bon ménage. Pourtant, le seul mot d'herbe - avec tous les sens, toutes les variétés qu'il implique - pourrait suffire à donner le vertige. J'ouvre un dictionnaire ou un livre de botanique au mot herbe et je lis (une fois éliminés les dérivés du genre : herbier, herbage, herbacé, herbu, herberie, herbivore, herbicide; herbicole, herboriste), je lis qu'on peut trouver dans la nature :
     Herbe à l'ambassadeur - herbe aux ânes - herbe à araignée - herbe à l'ail - herbe de Saint Antoine - herbe bénie - herbe à la bière - herbe au beurre - herbe du bon Henri - herbe aux boucs (...)"

Jacques Lacarrière, Sourates, Fayard, 1982, p. 61.


vendredi 24 janvier 2020

lundi 20 janvier 2020

Après tout qu'est-ce que j'en sais

"Dorothée Lopez emprunte l'ascenseur : trop vaste pour elle seule, trop de miroirs pour son amour-propre et surtout beaucoup trop rapide, cet ascenseur, au point que pendant la descente elle ressent comme un mouvement interne remontant en sens inverse dans ses organes, une onde verticale floue qui la parcourt du pubis au larynx : pas terrible. Sortie de la tour Nelson et levant machinalement les yeux, le sommet du haut bâtiment chapeauté de nuages lui fait éprouver cette fois un violent vertige en contre-plongée. Vraiment pas terrible non plus, et Dorothée Lopez s'en veut de ces malaises dont elle ne fait jamais part à personne, qu'on ne soupçonnerait pas chez quelqu'un d'apparence à ce point sûr de soi, autoritaire et sans scrupules. Mais pas du tout : Lopez est bien plus émotive qu'elle n'en a l'air, plus fragile, plus rêveuse, elle envie ces nuages de ne pas être sensible au vertige, quoique après tout qu'est-ce que j'en sais."

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Minuit, 2020, p. 98.



samedi 18 janvier 2020

D'un ciel étoilé et de quelques fantômes

"Le film fonce, pas tout à fait dans le mur, mais presque malheureusement. Si l'émerveillement est de la partie, on ne peut que regretter qu'il ne s'accompagne pas d'une plus grande minutie dans le développement des relations entre les personnages, et surtout d'une plus grande inventivité dans la résolution de l'histoire. Reste un immense et sublime livre d'images. C'est certes vertigineux par endroits (la séquence dans le désert de Pasana), voire désarmant de beauté (la neige sur Kijimi, le combat sous la pluie sur Endor, le retour sur Tatooine), mais c'est dans les interstices que le film laisse entrevoir son potentiel avorté : quand Rey, à terre, ouvre les yeux et cherche dans les étoiles les voix des Jedi qui l'ont précédée, on est submergé par la simplicité du moment. Il suffisait d'un regard, d'un ciel étoilé et de quelques fantômes."

Lucas Charrier, Déjà-vu, in La Septième Obsession n°26, janv-fév. 2020, p. 64 (à propos de Star Wars, L'ascension de Skywalker).


vendredi 17 janvier 2020

Sur le bord d'une intériorité profonde

"On dirait que les personnages de la télé et les clients attablés n'appartiennent pas à la même époque, au même monde. Les premiers, artistes de variétés ou animateurs, sont souriants, suréclairés, habillés de façon voyante, dénués de profondeur ; les seconds - deux Arabes à moustache, un monsieur maigre et dépenaillé qui regarde à peine Les Dernières Nouvelles d'Alsace, un couple populaire discret - semblent chacun situé sur le bord d'une intériorité profonde, vertigineuse, dans laquelle l'atmosphère de l'estaminet les empêche provisoirement de sombrer."

Pierre Pachet, Loin de Paris, Denoël, 2006, p.51-52.

Pierre Pachet, en avril 2003. Hannah Assouline/Opale/Leemage


mercredi 15 janvier 2020

Encre sympathique

"Il me considérait d'un oeil méfiant, de nouveau. J'ai eu la tentation de lui dire la vérité, tant ce jeu du chat et de la souris finissait par me lasser. J'ai cherché mes mots : fiche... agence... Ces mots me gênaient. Et même le nom "Hutte" me mettait mal à l'aise, à cause d'une sonorité inquiétante qu'il n'avait pas jusque-là. Je n'ai rien dit. Je me suis retenu à temps. Ensuite, je crois que j'éprouvais le même soulagement de ne pas lui avoir dévoilé mon vrai visage que celui qui a enjambé le parapet d'un pont pour se jeter dans le vide et y renonce. Oui, un soulagement. Et aussi une légère sensation de vertige."

Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 2019, p. 22.

Patrick Modiano (2017) © Francesca Mantovani (in Norbert Czarny)

mardi 14 janvier 2020

Ailefroide


Dans cette magnifique bande dessinée où la montagne est en quelque sorte le sujet principal, la seule occurrence du vertige se place dans la salle d'étude de l'internat étouffant où Rochette passa une partie de son adolescence.


lundi 13 janvier 2020

Entre les tournesols et la Grande Ourse

"Pendant la canicule de l'été 2003, Pachet est à la campagne chez des amis. Les convives passent la nuit à boire, sous la Grande Ourse. Vers trois heures du matin, l'hôtesse éméchée se souvient qu'elle a vu dans un champ quelques tournesols que la chaleur du jour avait épargnés, elle les veut. On part dans la nuit avec un sécateur, on trouve les tournesols. Elle les coupe un par un et les tend à Pachet, le bouquet se compose entre ses mains : "Au-dessus de nous, la nuit d'août scintille vertigineusement. Un peu saoul de fatigue, de chaleur et d'alcool, j'ai l'impression que la scène comporte une signification qui m'échappe. Qu'il faudrait que je m'en souvienne, ou au moins que ma conscience continue à se tenir là, sur ce bout de route quelque part en Puisaye, entre Saint-Fargeau dans l'Yonne et Entrains-sur-Nohain dans la Nièvre." Son coeur se serre sans qu'il sache pourquoi. Le sens est là, entre les tournesols et la Grande Ourse, dans ce petit bouquet entre les grands noms des bourgades. Le sens est là, mais qu'est-ce qu'il peut bien vouloir dire ?"

Pierre Michon, Tôkaidô, préface de Loin de Paris, chroniques 2001-2005, Pierre Pachet, Denoël, 2006, p.16-17.



samedi 11 janvier 2020

Livrés pour une heure au vertige des existences parfaites

"Il n'y a plus de déserts. Il n'y a plus d'îles. Le besoin pourtant s'en fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner ; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où l'esprit se rassemble et le courage se mesure ? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.
Les villes que l'Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits d'ailes, une palpitation d'âmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s'y souvient que l'Occident s'est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence."

Albert Camus, Le Minotaure ou la halte d'Oran, in L'été, Gallimard, 1959, p.75.

"Dans tous les cas, les grands boulevards d'Oran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au coeur tendre, elles affichent également le maquillage et l'élégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des "Marlène". Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d'oiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et s'évaluent, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites."

Albert Camus, id., p.83.


mercredi 8 janvier 2020

Jeunes morts chuchotant à la veille d'une guerre

"De jeunes morts chuchotant à la veille d'une guerre ont eu raison de mon petit dessein. Je me demande si mon père a gardé le silence sur les siens, qui d'ailleurs ne lui appartenaient pas en propre, parce que c'était sa façon de tenir à l'écart les dieux jaloux, parce qu'une loi qu'on ne discute pas met le présent à la discrétion du passé ou bien parce qu'il a craint que je ne refuse. On ne sait qui l'on est mais on sent bien que la place n'est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants."

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Folio/Gallimard, 2001, p. 26-27.


mardi 7 janvier 2020

Le couteau du boucher

"Ruy Blas, un valet comme moi, grand d'Espagne, m'a toujours fait rêver ! Cette fiction est le résumé de bien des ambitions immenses d'êtres infimes, qui se sentiraient à l'aise où les plus grands ont le vertige.
Quel épouvantable rêve me sollicite, sortant comme un spectre de l'inconnu où parfois le meurtre se change en suicide.
[...]

Cordes noires de la vie des malheureux !
Je dois donc arriver un jour ou l'autre à être un criminel, car je ne suis pas organisé pour devenir fou. - Mon cerveau fonctionne avec calme et régularité, ce doit être le sens moral qui se détraque.

Il ferme le livre.
Est-ce le vertige qui vient ?

Il cherche dans son porte-monnaie : De quoi acheter un couteau bien affilé, un couteau de boucher qui entre jusqu'au cœur..."

Louise Michel, Le couteau du boucher, L'enragé (vers 1890), in Claude Rétat, Art vaincra ! Louise Michel, L'artiste en révolution et le dégoût du politique, Bleu autour, 2019, p. 184/186.


lundi 6 janvier 2020

Les derniers jours de Paris

"Il y a deux héros dans ce roman, Sylvain, 34 ans, et la jeune Trinité, 13 ans, lesquels tentent d'enrayer la catastrophe qui menace Paris, et qui s'avèrent tous deux être des hybrides entre Humains et Arcadiens. Le roman est aussi en 3 parties, le première de 55 chapitres, alternant 34 chapitres d'une narration suivant Sylvain et 21 chapitres du récit à la première personne de Trinité. Le dernier chapitre de cette partie est marqué par leur rencontre, et la narration les suit ensemble pendant une seconde partie de 34 chapitres.
  13-21-34-55-89-144: je crois que ni NEO ni Riddle n'ont consciemment utilisé la suite de Fibonacci... L'énigme se drape de vertige en constatant le parallélisme des intrigues obéissant à un même schéma:
- une première partie où l'on suit séparément le héros et l'héroïne, se rencontrant à la fin, alors qu'un péril lié à une race extra-humaine menace;
- une seconde partie où l'on suit le couple maintenant formé, luttant contre ce péril;
- les deux héros ont du matériel génétique commun avec la race extra-humaine."

 Rémi Schulz, Devine qui vient illuminer, in Quaternité, 20/09/2019.

dimanche 5 janvier 2020

L'air et le vide

"Le film s’écrit beaucoup à travers des éléments immatériels : l’air et le vide. L’air et l’atmosphère sont souvent rendus visibles par la brume ou les nuages. Or dans les arts asiatiques, du bouddhisme zen au taoïsme, le Vide n’est pas l’équivalent du Néant mais bien d’un espace dynamique où s’accomplissent les transitions, ou se lient tous les contraires. Et c’est bien dans l’atmosphère extra-terrestre composée d’une épaisse brume que Louise comprend que passé et avenir peuvent interagir. Aussi, quand Louise pénètre le vaisseau ovoïde pour la première fois, son regard s’attarde sur l’ascenseur de transport qui s’éloigne car le vide qui les sépare est vertigineux et marque la distance qui la sépare du réel. Le plan suivant montre l’effet de l’apesanteur sur l’équipe scientifique et désoriente le spectateur, lui faisant perdre ses repères spatiaux terrestres et incarnant le Vide intelligible et agissant. Bien plus tard, lorsque Louise téléphone au Général Chang via une ligne sécurisée, on nous immerge dans une pièce cubique blanche. L’espace semble désaffecté et hors du temps, comme fait de géométrie pure. Ce vide permet à Louise d’interagir avec le futur et ainsi de mettre en pratique l’enseignement d’Abott. On pourrait également citer les multiples vitres, voiles ou bokeh qui s’intercalent entre les décors et signent les espaces seuils."

Anaïs Tilly, Premier contact, in Courte-Focale.fr, 5 février 2018.

 

samedi 4 janvier 2020

Sidéraux sidérants

"Au cinéma - en tant que tel - on pense spontanément que INTERSTELLAR (Christopher Nolan, 2014) est un enfant du monolithe. Mais si les trous noirs et les bibliothèques peuvent y donner le vertige, la grosse machine à remonter les émotions, son emphase systématique, sa musique en force, ses personnages en perdition, en font un film aussi grotesque qu'impressionnant - comme souvent avec Nolan.
[...] Pourtant, si vous vous replongez dans ce film [THE BOX, Richard Kelly, 2009], vous y verrez peut-être la synthèse fascinante des premiers espaces indéterminés sériels de la TWILIGHT ZONE (Rod Serling, 1959-1964, via Richard Matheson dont Kelly réadapte la nouvelle Button, Button), des zones pavillonnaires questionnées par "l'extraterrestre", et des vertiges ontologico-spatiotemporels (le Arthur C. Clarke de 2001 et son test extraterrestre d'envergure sont -littéralement - le soubassement de THE BOX), ceux-là mêmes qui transcendent nos meilleures séries actuelles."

Lucas Loubaresse, Sidéraux sidérants, in La Septième Obsession, 24, sept-oct. 2019, p.57.


vendredi 3 janvier 2020

Le Temps des rencontres

"Un jour, sur les quais, le titre d'un livre a retenu mon attention, Le Temps des rencontres. Pour moi aussi, il y a eu un temps des rencontres, dans un passé lointain. A cette époque, j'avais souvent peur du vide. Je n'éprouvais pas ce vertige quand j'étais seul, mais avec d'autres personnes dont justement je venais de faire la rencontre. Je me disais pour me rassurer : il se présentera bien une occasion de leur fausser compagnie. Quelques-unes de ces personnes, vous ne saviez pas jusqu'où elles risquaient de vous entraîner. La pente était glissante."

Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, p. 9 [incipit du livre]

"Ce cadavre sur le tapis, dans l'appartement que nous avions laissé sans éteindre la lumière... Les fenêtres resteraient allumées en plein jour, comme un signal d'alarme. J'essayais de comprendre pourquoi j'étais demeuré si longtemps immobile en présence du concierge. Et quelle drôle d'idée d'avoir écrit sur la fiche de l'hôtel Malakoff mon nom et mon prénom, et l'adresse de l'appartement, 2, avenue Rodin... On s'apercevrait qu'un "meurtre" avait été commis la même nuit à cette adresse. Quand je remplissais la fiche, quel vertige m'avait saisi ?  A moins que l'ouvrage d'Hervey de Saint-Denys, que je lisais au moment où elle m'avait téléphoné pour me supplier de la rejoindre, ne m'ait brouillé l'esprit : j'étais sûr de vivre un mauvais rêve. Je ne risquais rien, je pouvais "diriger" ce rêve comme je le voulais et, si je le voulais, me réveiller d'un instant à l'autre."

Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, p. 87-88.

Lire sur Diacritik l'article de Laurent Demaze. 

Patrick Modiano à Paris, en 1969. Photo Sophie Bassouls. Leemage

jeudi 2 janvier 2020

Masques et vertiges des compromis

"Gloser sur le compromis, c'est souvent en faire l'éloge - Eloge du compromis, osent comme titre Matthieu de Nanteuil et Mohammed Nachi, directeurs d'un ouvrage collectif sur le thème - ou, à l'inverse, le procès - Masques et vertiges du compromis [sic], titre de son côté, dans un autre ouvrage collectif, Pierre-Henry Jeudy ; c'est prendre le risque de se voir, par les uns et par les autres, rabroué pour avoir porté un jugement de valeur, alors que la science sociale, nous dit-on, si elle ne méconnaît pas les valeurs, ne s'occupe que des faits et les traite comme des choses."

Christian Thuderoz, Petit traité du compromis, Puf, 2015, p. 12.