jeudi 10 septembre 2020

Un truc dont j'ai horreur

 "Mon cher Michel,

eh bien, tu me donnes le vertige, à a seule pensée de vos déménagements. C'est un truc dont j'ai horreur, ce qui ne m'a pas empêché de passer d'une mansarde à l'autre depuis pas mal d'années. Quant aux manifestations en ton honneur, pour crevantes qu'elles soient, ne t'en plains pas. Combien délireraient à ta place ! [...]"

Lettre 569. [1971] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 385.

"Nice, le 16 février 1971,

Mon vieux Georges,

un feu d'herbes et de feuilles mortes dans une propriété au-dessus répand sur la pente une odeur délicieuse. Il y a aussi malheureusement le bruit des marteaux-piqueurs. 

Valse des objets et des malles. Vertige, certes. J'en titube. J'ai dépunaisé toutes les estampes qui avaient peu à peu couvert les murs. Très belles, bien sûr, toutes très belles. Mais on respire mieux. Allez, allez, tout ça sagement dans des cartons. [...]

Lettre 570. [1971] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 386.

 


 

mardi 8 septembre 2020

Je suis l'alpha et l'oméga

 "Tirée de l'Apocalypse, l'inscription accompagnant la mosaïque byzantine du Christ bénissant sur la voûte de l'abside me plongeait dans des abîmes de perplexité : "Je suis l'alpha et l'oméga." Je connaissais par coeur la suite du verset : "Je suis le premier et le dernier, le commencement et la fin. Celui qui est, qui était et qui vient."

Pour l'enfant que j'étais, il y avait de quoi être chamboulé par une telle assertion. Elle retentissait en moi comme une autre énigme à résoudre. Cette affirmation d'un principe immuable, intersidéral, sans frontière ni limite, me donnait le vertige."

Jean-Paul Kauffmann, Venise à double tour, Equateurs, 2019, p.166.


"Vision vertigineuse de Venise. Sur une plate-forme suspendue dans le vide qui ne cesse de tanguer, la cité marcienne exulte. Elle se déploie sous mes pieds à perte de vue, pareille à une plaine couleur brun orangé d'où émergent, dans leur force de vie, une forêt de campaniles et de cheminées à cloche. Rares sont les canaux qui se révèlent à cette hauteur, seules quelques lignes vertes sont visibles."

Id. p. 306.

Campo de l’Abazia. La Scuola Vecchia della Misericordi jouxte l’église de La Misericordia. Photo © J. Brunerie.  

Voir le tumblr Venise à double tour


vendredi 4 septembre 2020

Nul mieux que Régy

 "[...]

Parents du silence, ces vides vertigineux par lesquels Régy entendait « illimiter l’espace » s’imposaient à nous dès l’entrée dans la salle comme une respiration autonome et nous n’en perdions jamais la sensation au cours de spectacle. Autant chambre d’échos de la scène qu’entité en soi, massifs, incontournables, ils agissaient sur nous comme une fantastique puissance de suggestion – mais suggestif de quoi, au juste ? Pour Variations sur la mort, pièce centrée sur le suicide d’une jeune femme, de l’insignifiance de la vie humaine au bord d’être engloutie par le néant, réduite à une petite surface éclairée où passent quelques personnes à travers une assez courte unité de temps ? du mystère insondable de la pulsion de mort ? de toute angoisse existentielle ?

Pour Holocauste, où ce vide était dans notre dos (et le spectacle fut parfois donné dans d’immenses hangars abandonnés), de l’ampleur de l’absence des six millions de disparus du judéocide ? du volume de silence de leurs voix éteintes ? de la mesure incommensurable de l’horreur qui nous était décrite ? de l’ampleur infinie de la mémoire qu’il faudrait lui accorder ? Chaque membre du public y aura répondu à sa manière – et chaque réponse n’aura fait qu’amoindrir la portée abyssale de l’interrogation appelée par cette masse impénétrable.

Ce vide obscur était pour Régy une matière propre qu’il travaillait plastiquement pour y sculpter de la présence par un maniement sans égal de la lumière. Il dirigeait ses éclairagistes pour qu’elle intervienne de manière indirecte par réflexion et irradiation, à basse, voire très très basse intensité, au point qu’elle relevait plutôt de la résonance et n’agissait plus comme une force contraire à l’obscurité mais comme une transparence creusant son opacité. Son émergence était d’autant plus un événement que les spectacles s’ouvraient par une lente descente au noir, maintenu intégral pendant plusieurs minutes. [...]"

David Tuaillon, Nul mieux que Régy, AOC, 13 février 2020.

Claude Régy © F. Beloncle


mercredi 2 septembre 2020

Et la vague vous plaque au mur

 "une débauche de cadrages, tout le monde peut voir ça désormais, celui de la cheminée, celui du miroir, celui de la nappe sur la table, celui de la tenture qui commande à l'ensemble (et qui est la grande personne ensommeillée de la simulation de la nuit), et encore le cadre de la porte par-derrière mais par-derrière n'est vraiment pas le mot (il est prescrit par le tableau qu'on ne va pas par-derrière), celui de la fenêtre à droite et les deux cadres vertige au sol-mur qui sont cool, extrêmement cool. que faire en effet dans la nuit sinon cadrer sans arrêt même rien surtout rien. je savais que Matisse était un peintre orgiaque même si apollinien, et que le rien, cadré, devient une fable."

Dominique Fourcade, magdaléniennement, P.O.L. 2020, p.135.

"question arondelle, quand a eu lieu, automne 1977 à New York, l'exposition de William Rubin et John Rewald, Cézanne, the late work, l'une des trois expositions qui m'ont le plus marqué moi qui n'ai cessé d'en fréquenter, et l'un des événements décisifs de ma musique, j'avais déjà regardé et absorbé Cézanne partout où il était visible et aussi durement que possible, pas seulement la paroi l'ouverture conclusive le vertige des dernières années, mais le pariétal de l'oeuvre entière, la maturité, puis les débuts, les débuts ne prenant leur sens qu'à la lumière de la maturité, quand on comprend avec quelle puissance le moderne y prend naissance et la vague vous plaque au mur."

id. p. 173-174.

"comment quand on découvre qu'on ne peut pas exister sans l'écriture et qu'on n'a pas les moyens d'être écrivain. cette sexualité-là comment on vit avec. bien qu'on aimerait que les syllabes ne forment jamais un mot, on n'évite pas d'en venir aux mots on ne s'amuse plus. il, bien sûr, a donné l'exemple d'un travail sans armature, se former à ça. d'un mot à l'autre le vertige comme lien au moins il y a cette aventure, en tout point de la surface, et les espaces entre les mots."

id. p. 179.



lundi 31 août 2020

Plutôt couler en beauté...

 "Le phénomène d'émerveillement, ce moment où l'on se sent partie d'un ensemble plus grand, participe ainsi du vertige à entrevoir fugacement la nature intime d'un moi relié et non plus en extériorité. Dans un entretien, Moitessier définira ainsi la solitude en mer comme une participation à l'univers entier : "On est à la fois un atome et un dieu en réalité." Cette cosmologie particulière, cette manière d'envisager l'univers, il faut en avoir été affecté pour pouvoir l'incarner. Et ce ne sont plus alors la nature, les océans, les marmottes ou les éléphants qu'on défend, mais tout simplement un soi plus grand."

Corinne Morel-Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Réflexions sur l'effondrement, Libertalia, 2019-2020, p.11.

"Aujourd'hui, les loisirs sont devenus divertissement, une industrie source de profits. Le repos fertile est menacé par le travail du dimanche, les parcs de loisirs clôturés, le sport mercantile et la télévision. Qui, pour prendre encore le temps de la vacuité, embrasser le risque de l'ennui et le vertige de la page blanche ? Qui pour s'autoriser ces espaces riches de vide, où le renoncement à la boulimie d'idées vite lues, vite digérées pour être vite publicisées, cède finalement la place à une conscience renouvelée, pour peu qu'on lui laisse le temps de se déployer ?"

Id., p. 21-22. 

"Comment écrire tout ça, ces vertiges... Je relève la tête de La Longue Route en écoutant Yann Tiersen réinventer Tabarly, l'Atlantique Nord déployé sur un piano. Dehors dans le jardin après un mois de sec l'herbe attend la pluie. Brassée de doutes sur la pertinence d'exposer le fil de mes pensées, je me fortifie de la phrase d'Hannah Arendt qui affirme commodément que "les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action"."

Id., p. 24.

 


 


jeudi 27 août 2020

C'est un livre qui fume

 "Mon cher Michel,

Ta vie parisienne me fout le vertige. Faut que tu aies une sacrée santé. Que tu as. Je me rappelle l'époque de ta première gloire, renaudote. Tu en sortais fatigué, mais serein. Ce n'est pas donné à tout le monde. (De voir trop de monde) [...]

Lettre 301. [1966] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 216.

*

Mon cher Michel, 

[...] Je ne connaissais pas ton poëme sur Londres. (Toi, oui !) Très, très bon. Et Berlin, et Le Moine. C'est un livre qui fume, dans un mouvement de volcan. Mais si tu peux alléger, il ne s'en portera que mieux. On le visitera mieux. On a parfois l'impression que tu obéis à une sorte de vertige qui prend de vitesse le corps même du langage approprié. Que tu n'es jamais saturé de notations. De là un rien trop chargé. La lecture s'en ressent, parce qu'on est comme accroché alors que l'attention d'origine s'est déplacée. Je l'ai lu deux fois. Sûr qu'à la troisième lecture, je pénètrerai mieux dans le dédale. Mais on n'en finirait pas. [...]

Lettre 454. [1968] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 311.

 


mardi 25 août 2020

Une chanson magdalénienne

 "retour inévitable au vestiaire les corps redeviennent os et prose, nous nous partageons l'unique miroir (dont une ampoule sur deux a sauté de la rampe), je lui demande une intraveineuse qu'elle me refuse, je la supplie, je tremble trop du vertige de ce que nous venons de traverser pour le faire moi-même, et elle, sans doute exténuée et dégoûtée par le travail de deuil, et ne supportant plus mon état, ne veut rien entendre, c'est là que je découvre qu'elle a quand même un corps de femme, et elle le mien désugoliné"

Dominique Fourcade, magdaléniennement, P.O.L. 2020, p. 83-84.


"s'impose le rêve d'un choeur de filles à voix très basse sans répit, ou même, plus précis que tendu, d'un   cheval qui ne serait que murmure, ou, mieux encore, en symétrique magnifique vertigineuse d'eux (les garçons en slip), je désire d'elles un choeur voué au langage des signes, only girls allowed, là on verra à qui on a affaire"

Id. p. 86

"une scène à la fois, une seul, nous sommes d'accord n'est-ce

      pas, mais tant d'entrées dans l'illicite empire du souvenir que

     l'écriture en a le vertige

ce qui arrive n'a pas de robe juste une étoffe" 

Id. p. 90

"je n'ai jamais caché que Sinatra avait été un de mes maîtres quand je travaillais à la barre, et pas seulement Strangers in the night , mais je n'ai pas dit, en fait parce que je n'y ai pas songé, ou était-ce trop important pour que j'y songe, après que P.O.L., dans un premier temps, a eu refusé Le ciel pas d'angle, Alain Bashung a sauvé ma vie d'écrivain en plein désarroi, le Bashung d'alors, celui de Vertige de l'amour et de Gaby oh Gaby qui m'éraillaient me reraillaient m'émerveillaient, me resonorisait, a guidé mes premiers pas dans Rose déclic quelques semaines plus tard, et dans un tout autre registre, celle de Christophe était déjà très bien, mais la version Bashung des Mots bleus c'est l'extase, tout ça pour m'entendre dire tu chantes juste faux grand-père"

Id. p. 111-112.

puis-je ajouter

qu'il y a dans ma vie

intermittente

une chanson magdalénienne

dont la pariétalité

m'aura servi de modèle

de vertige

elle a toujours refusé

de jurer

de ne pas me quitter"

 Id. p. 114.

 

 


lundi 24 août 2020

On n'est pas tant à s'aimer, je te jure

 Mon cher Michel, [...]

A Paris, j'ai vu une trentaine d'individus. Le vertige. La N.R.F. est de plus en plus sinistre. Pas mal de choses vont s'écrouler, là, en série. On regardera, de près ou de loin.

Ecris-moi, assez longuement, si tu as le temps et l'envie. On n'est pas tant à s'aimer, je te jure. Et c'est tout de même bien nécessaire, puisqu'on peut, malgré tout et tous. Je te salue, Michel, bon courage, travaille bien, comme tu sais.

Georges.

Lettre 170 [1962], Correspondance George Perros-Michel Butor, p.126.

*

Mon cher Michel, [...] 

Je viens de lire Barthes. C'est toujours très excitant. Avec je ne sais quoi d'existentiellement triste. C'est bien vrai que nous sommes passés de la médecine à la chirurgie, puis à je ne sais quoi, que la psychanalyse frôle mais rate le plus souvent. C'est bien vrai et c'est bien. Mais l'honnêteté, qui veut qu'on dise qu'il est impossible d'être sincère, etc. se retourne un peu vite contre l'espèce de vertige, oublié, qu'on a tous connu aux alentours de l'adolescence. [...]

Lettre 228 [1964], Correspondance George Perros-Michel Butor, p.166.

*

Mon cher Michel, 

j'ai donc lu très vite, trop vite, mais tu me presses, c'est diabolique. J'en sors avec le vertige, ça grouille, tes volontés s'y affirment, tes investigations, tes besoins.

J'ai eu le temps de relever une suite de "même", au haut de la page 47. Un peu lourd. Puis, dans Litanie d'eau, je me demande si les rappels vénitiens, p. 129, 153, 161, sont très heureux. Mais tu dois y tenir. [...]

Lettre 241[1964], Correspondance George Perros-Michel Butor, p.174.

 

Michel Butor et Georges Perros, lors d’un déjeuner au zoo de Vincennes, proche de l’université Paris VIII où Butor enseigne (mai 1969) © Collection Georges Perros.tif 

Sur Perros, on peut lire Linda Lê, En attendant Nadeau.

 

lundi 10 août 2020

Quel vertige qui vient de loin

[...]

Il y a toujours un peu de paradis

Sur notre boule terrestre

La Bretagne en a gobé une bonne partie

Et pourquoi y viendriez-vous

Vous dites qu'il y fait froid

Qu'il y pleut quatre jours sur trois

Gens des mois de juillet et d'août

Dites, y reviendrez-vous ?

Mais ne s'y sent-on pas

Moins déserté qu'ailleurs

On s'y arrête

Au gré de je ne sais quel bon vertige

Entre la mort et la vie brève

Entre la mer et le soleil

Qui l'éclabousse en branle-bas

Quand il se lève, à l'est, là-bas 

Ensanglanté royal

Et que des feux de sa crinière

Oui l'image a déjà servi

Il secoue les yeux du jour endormi

Et les crible de sa poussière d'or massif

Quel vertige qui vient de loin

Et de tout près, que l'on peut toucher de la main

[...]

Georges Perros, Poèmes bleus, Poésie/Gallimard, 2019

 

 


jeudi 6 août 2020

Quel crâne, mes aïeux

[1960]

"Mon cher Michel,
[...] Je t'enverrai le Baudelaire cette semaine. J'aimerais relire. Je viens de me taper le dernier Merleau-Ponty. C'est un excellent lecteur, comme tous ceux qui n'ont besoin que de langage des autres pour être intelligents.
Dis si Agnès a retrouvé sa langue. Moi, je serais plutôt en passe de la perdre. Ici, on parle beaucoup pour ne rien dire. Ça donne le vertige. Au bout d'un quart d'heure, tu as des fourmis dans le crâne, il faut vite rentrer derrière son paravent. Face au mur, légèrement humide. [...]

[1961]

"Mon cher Michel,
merci, bien reçu ton petit paquet joliment ficelé. Je le lis doucement, je me demande comment tu t'organises pour fouiller tous les coins avec la même surprenante acuité. Quel crâne, mes aïeux. J'ai même déniché, en fouillant dans une boutique de Quimper, un texte de toi sur Philadelphie dans les Lettres nouvelles. Tous ces voyages "spatiaux" me donnent un peu le vertige. J'espère que tu prends un peu l'air tout de même. Que ne suis-je encore à Meudon ? [...]

Michel Butor/Georges Perros, Correspondance 1955-1978, Joseph K., 1996, p. 63/68.




samedi 1 août 2020

Les histoires, la pagaille et la folie

"Cependant il se méfiait des premiers élans d'enthousiasme des Américains. Il savait comment, la première semaine, ils tombaient amoureux de l'atmosphère d'urgence, des discussions, de la cordialité et de la façon dont les gens se retrouvent au café pour bavarder et pénètrent dans le vie des autres, du fait que même si, à l'extérieur, Israël est obsédé par ses frontières, à l'intérieur il vit sans barrière aucune. Pour eux, ici, le vertige de la solitude n'existe pas, chaque chauffeur de taxi est un prophète et chaque marchand du shouk vous raconte l'histoire de son frère et de sa femme et, tout à coup, le type qui attend derrière vous se joint à la conversation, si bien qu'en un rien de temps la mauvaise qualité des serviettes n'a plus aucune importance parce que les histoires, la pagaille et la folie - la vie, quoi ! - sont tellement plus essentielles."

Nicole Kraus, Forêt obscure, Editions de l'Olivier, 2018, p. 230.

La Divine Comédie (Gustave Doré)

vendredi 31 juillet 2020

Mon motif c'est de travailler un étal de temps-espace

"Chanson :
c'est très aimable à toi c'est très vertigineux à toi de poser pour
      moi sans te balancer
ne sois pas inquiète tu n'es pas mon motif ni toit ni rien
mon motif c'est de travailler un étal de temps-espace
une simultanéité de tous les points, des harmoniques
un inaccent pur
dans ma défaite de chaque jour
une organisation un dispositif je m'affaire ne sois pas désolée"

Dominique Fourcade, "Madame Cézanne" in Magdaléniennement, P.O.L., 2020, p. 22. 


Dominique Fourcade © John Foley

"Comparant la production du texte « dans l’espace du poème » (p. 79) aux mouvements d’un « trapèze » qui le « projette » d’un « bloc » d’écriture à l’autre, l’auteur résume ainsi cette poétique du vertige dont il est à la fois la proie et le spectateur : « […] le poème est fait de ces traversées qui ne meurent jamais […] ». Et il ajoute : « me trouvant le plus souvent indigne de la petite surface d’écriture sur laquelle je pose pied » (ibid.), tel un acrobate atterrissant sur une plate-forme. Ayant fait état de la technique de juxtaposition qui est la sienne, il enchaîne : « une fois aménagée la langue, ça vient tout seul. mais ça ne vient pas seul. la langue est l’aire où ça fait surface. Le premier travail consiste à établir la langue comme surface. » (p. 141-142). Le mode d’occupation de cette surface est à rechercher dans Lascaux qui « ne raconte rien, n’a ni sujet ni verbe ni c.o.d., ni c.q.f.d., est à lui-même sa propre mémoire. on n’espérait plus, qu’un travail d’une telle souplesse une souplesse d’une telle ampleur arrive, en involonté maximale. un harmonique, qui résulte de la conjugaison des accidents de la surface, de la projection de la couleur et du raptus de la ligne. dans le rapide du poème. pousse la déformation de la forme jusqu’à la limite où la vérité de la forme fait surface. » (p. 145-146). En somme, « la compréhension du volume par la modulation à plat de sa surface est un acte majeur de l’écriture. l’un de ceux que je dois à Cézanne » (p. 155)."
 
 "Bien entendu, l’écrivain est obligé de travailler avec des mots bien plus qu’avec des syllabes. Il faut alors que la multiplicité des relations sensuelles qui se tissent de proche en proche entre les « syllabes », que la « rumeur » qui s’en dégage, aussi séductrice et mortelle que celle du monde – « une syllabe (une idole) ne fait qu’un avec sa tombe […] elle (la syllabe) est l’enfant qui nous adopte et nous tue […] il y a une existence mort c’est ça qu’il y a et c’est la syllabe qui la dit au maximum de singulier […] la syllabe demeure la seule expérience que nous aurons eue d’un contact, elle est en fait, elle ex suelle11, à la fois le contact monde dans la totalité qui lui est propre et la seule durée, ainsi que la perte dans sa plénitude » (p. 29-30) –, il faut que l’écrivain en demande l’équivalent dans des rapports entre les mots qui soient tels qu’ils lui procurent « le vertige » – on se rappelle celui que procurait le « trapèze » poétique à l’écrivain – de perte et de mort qui est l’objet du désir. Donc : « bien que l’on aimerait que les syllabes ne forment jamais un mot, on n’évite pas d’en venir aux mots on ne s’amuse plus. il [Cézanne], bien sûr, a donné l’exemple d’un travail sans armature, se former à ça. d’un mot à
l’autre le vertige comme lien au moins il y a cette aventure, en tout point de la surface, et les espaces entre les mots. les vides, dans mon écriture comment faire, devraient compter autant que les pleins, une surface pleine de vide reste à faire, clarté objective pour jamais. » (p. 179)


" Comme dans ses précédents livres, l’auteur de magdaléniennement dit et redit que l’écriture du « neutre », en se calquant sur les mouvements anonymes qui trament le réel, expose l’écrivain à la perte de son identité : le je, le moi, d’ailleurs produit d’identifications imaginaires, tend à se défaire à mesure que se décompose le tissu du texte sous la poussée des connexions simultanées en tous sens, « machine à vertiges » suscitée par « cette incorruptible comparabilité de tout maintenant au sein du réel14 ». « […] le moi n’est pas le sujet. » (p. 49). Aussi bien n’est-il plus aux commandes : « il y a une volition propre à l’écriture, en quasi autonomie au sein de celle-ci, irrésistible une fois qu’elle est enclenchée. […] j’ai la certitude que ça se fait sans moi. en vérité si, non sans nausée, je regarde en arrière, il me semble que je n’étais pas là quand mes livres sont arrivés » (p. 78). La grande peinture constitue, sous ce rapport aussi, un exemple à suivre : « […] le canal du texte en cours m’aura appris que je suis lui. nous voulons bien, lui-moi, n’être personne, nous savons qu’être quelqu’un n’aidera pas ici, c’est un texte où il doit n’y avoir personne, comme dans les paysages de Cézanne sauf un »
(p. 141). Et puis, radicalement : « je n’est plus, on est une découverte / il également / ainsi que le » (p. 160). Plus radicalement encore, bien avant Cézanne, les « raies fossiles du Museo di Geologia e Paleontologia […] sont de l’art pas par les hommes » (p. 175). « Cézanne aussi quand il fait les choses à fond, c’est de l’art pas par les hommes. » (p. 177). Mais, confesse l’auteur, « moi, même au plus fort du désécrit de mon écriture, je ne suis jamais arrivé à de l’art pas par les hommes, toute la vie je l’ai tenté » (p. 177-178)."

  Laurent Fourcaut, Extraits de la note de lecture sur Magdaléniennement, in Poézibao.

lundi 27 juillet 2020

Rêver : il était deux fois la dernière phrase


 

Triplet de vertiges chez l'ami Rémi Schulz dans son dernier billet sur Quaternité :

1/ "Précisément, son roman suivant a été Rêver, paru fin mai 2016, et il y manquait aussi un chapitre, cette fois intentionnellement, un code aisé à dénicher permettant d'accéder en ligne au chapitre 57 manquant. Alors que les premières éditions de Deuils de miel s'achevaient sur un chapitre 34, nombre de Fibonacci, le dernier chapitre de Rêver porte le numéro 89, autre nombre de Fibonacci.  J'y ai consacré ce billet, en juillet 2016, et l'ai fait parvenir à Thilliez par une connaissance commune. J'ai eu confirmation qu'il l'a lu, mais il n'a pas réagi. J'y soulignais diverses possibilités d'emprunt, notamment dans Deuils de Miel, ce qui avait déjà été vu, mais sans porter d'accusation de plagiat, car mes recherches m'ont amené à constater les plus étonnantes coïncidences entre diverses oeuvres, et à pouvoir établir dans plusieurs cas qu'elles ne résultaient d'aucun processus rationnel, selon l'acception usuelle de ce terme du moins.


  Comme beaucoup d'auteurs en vogue, Thilliez publie un roman par an, alternant les enquêtes de ses héros Sharko et Henebelle et des one-shots. Après Rêver, je n'ai pas trouvé de rebond immédiat dans les trois opus suivants, Sharko, Le manuscrit inachevé, et Luca, mais le Il était deux fois de cette année m'est monumentalement significatif, à ce point qu'il m'a fallu préciser d'emblée que Thilliez a eu accès à mon blog, où toutes mes obsessions s'exhibent ad nauseam. S'en est-il inspiré ou non? lui seul peut répondre à la question, et si ce n'est pas le cas le vertige est absolu, au-delà me semble-t-il de tout ce que j'ai rencontré précédemment."



2/ "Je rappelle que le code permettant d'accéder au chapitre manquant de Rêver était 10-15-19-8, soit JOSH, le prénom de Josh Heyman, l'auteur d'un roman faisant allusion à une série de disparitions, de même que Le manuscrit inachevé de Caleb Traskman.
  Ces 4 lettres totalisent aussi la valeur 52, et Josh est le diminutif immédiat de Joshuah, le Josué de l'Ancien Testament, mais aussi le Jésus du Nouveau. Je signalais dans L'affaire Luther Caleb que Josué et Caleb sont réunis par la tradition juive, et l'aspect christique serait souligné par le vrai prénom de Traskman, Christian (Lavache)...
  Le titre de Josh Heyman, La quatrième porte, peut donner à penser que Thilliez prévoyait déjà les suites à venir. Je rappelle que c'est aussi un titre de Paul Halter, et que les polars minoens de Halter ont joué un rôle essentiel dans ma découverte de l'harmonie de la vie de Jung autour du 4/4/44. La quatrième porte de Paul Halter est une histoire de romancier amnésique qui livre sans s'en douter dans un roman des indices de son ancienne vie criminelle.
  Je rappelle encore que dans Rêver, à la construction temporelle éclatée, le chapitre 44 se passe le 4 avril, le 4/4.

  Je reviens à Léane-Enaël victime de Nathan Miraure puis de David Jorlain. L'âme des Queen, le concepteur des intrigues, était Frederic Dannay, dont le nom de naissance était Daniel Nathan, mais un rabbin facétieux l'a inscrit à l'état civil sous le nom David Nathan.

NATHAN MIRAURE = 58 85 est un nom miroir selon la gématrie. Thilliez a utilisé explicitement dans Vertige (2011) la valeur 85 du mot TUEUR."

3/ " Je n'avais pas remarqué en 2015 le nombre des minuscules, 23/15, partage doré de 38, et la suite 15-23-38-61-99-... m'est importante depuis les pages auto-référentes 99 et 61 de Ricardou correspondant à NOUVEAU ROMAN.

  Surtout, le vertige m'envahit devant cette dernière phrase à double coïncidence fibonaccienne interne (du moins pour sa première partie), dont une 21/13, alors que les deux dernières phrases des dénouements du Manuscrit inachevé donnent aussi une double coïncidence fibonaccienne entre elles.
  Ce sont des coïncidences sur des multiples de la suite de Fibonacci 1-1, avec pour les acrostiches la suite débutant par 4-4, et dont les 8 et 7es termes, 84/52, correspondent à 21/13."

samedi 25 juillet 2020

Abandonné à "l'obscurité du non-être"

"Loin de servir de simple repoussoir, le personnage du sophiste, avec ses simulacres et ses jugements faux, conduit ainsi Platon à "se dégager" de la "thèse de Parménide" pour admettre l'hypothèse dangereuse selon laquelle "le non-être existe en quelque façon". Quel statut accorder à ce non-être et comment le circonscrire, c'est tout l'enjeu du dialogue, au travers d'une réflexion sur l'Autre - le non-être de l'être - et sur le langage, comme puissance d'accréditer le faux autant que comme puissance de dire le vrai. Mais si, au final, le sophiste est abandonné à "l'obscurité du non-être", subsistera ce moment de vertige très profond où le philosophe aura aperçu dans son adversaire l'image inversée de lui-même et dans ses simulacres la consistance du néant."

"Aujourd'hui, à l'âge d'Internet et des réseaux sociaux, mais aussi des fake news, la figure de l'intellectuel, sophiste et philosophe, s'est disséminée en une multitude d'espaces et de personnages qui vont du bloggeur à l'influenceur en passant par l'expert, l'éditorialiste ou le philosophe médiatique. Dans cette nouvelle configuration, le match entre le sophiste, désireux de briller et de l'emporter dans les nouvelles joutes oratoires, et le philosophe, soucieux de la vérité et de l'émancipation, n'oppose plus deux personnages distincts, il se joue dorénavant en chacun de nous. Et, à l'instar de l'Etranger dans le Sophiste, nous éprouvons de plus en plus souvent  le vertige de ne plus savoir établir une ligne de partage claire entre ces deux régimes de la pensée."

Martin Legros, Socrate et les sophistes, un match interminable, Philosophie magazine, HS Platon, p. 58.


vendredi 24 juillet 2020

Monde plus étrange que nous ne pouvons le concevoir

"Le beau livre de Sue Hubbell est une suite de paraboles et de légendes, dont l'une des plus extraordinaires est sans dote celle des parasites qui habitent dans l'oreille des papillons de nuit. Si ces minuscules animaux se logeaient dans les deux oreilles du papillon, celui-ci, devenu sourd, ne pourrait plus entendre les cris ultra-soniques émis par la chauve-souris Myotis lucifugus dont il est la proie habituelle. Pour garder toutes les chances de rester vivant, le parasite, en se logeant dans l'oreille du papillon, émet un signal afin que ses congénères laissent l'autre oreille libre. Une telle intelligence - et une telle courtoisie, dit Sue Hubbell avec humour -  dans un être aussi petit a quelque chose de vertigineux.
Le journal de Sue Hubbell est tout le temps merveilleux. Son savoir, la beauté de son écriture, sa malice rendent parfaitement intelligible la simple leçon qu'elle nous propose. Non pas avec de grandes idées,  ni avec de grands mots, mais en nous montrant toutes les formes de la vie autour d'elle : le passage des oiseaux innombrables et familiers, bruants indigo, oiseaux-satin, vanneaux, jaseurs, mésanges, et parfois, perdue, une de ces mouettes dont les Indiens Shoshones utilisaient les plumes comme emblèmes sacrés. Les oiseaux migrateurs posent des questions, à propos de leur sens de l'orientation, peut-être lié à leur faculté d'entendre le bruit des montagnes et de l'océan. Si ces questions restent sans réponse, c'est qu'ils vivent dans une autre dimension, qu'ils ont un savoir que les êtres humains ne peuvent imaginer. C'est que nous vivons "dans un monde plus étrange que nous ne pouvons le concevoir".
Grâce à Sue Hubbell, nous partageons ce vertige : les milliers d'yeux autour d'elle, qui l'observent avec une attention non moins grande que la sienne, et la présence de ces "millions de petits corps sous la terre", les vrais propriétaires de son domaine."

J.M.G Le Clézio, préface d'Une année à la campagne, de Sue Hubbell, p. 12-13.

Sue Hubbell

jeudi 23 juillet 2020

Que dire des droits du raton laveur ?

"Par ailleurs, il y a les mocassins et toute la gent reptilienne, qui imposent le port de bottes si l'on veut se promener dans les champs. Comment dois-je les compter et évaluer leurs revendications ? Il y a des tortues qui mangent les fraises dans le jardin, et les rainettes, qui possèdent la mare. Et que dire des droits du raton laveur, de la moufette et du cerf ? Et le lynx, dont la tanière se trouve dans la falaise près de la rivière et qui considère mon domaine comme une minuscule parcelle du sien ?
Je suis prise de vertige à l'idée de recenser tous ceux qui habitent ici ; tous autant qu'ils sont semblent avoir revendiqué sur ce domaine certains droits aussi valables que les miens et peut-être même davantage."

Sue Hubbell, Une année à la campagne, Folio/Gallimard,1988, p. 28-29.

" Que s'était-il passé ? Qu'est-ce qui avait bien pu les inciter à abandonner leur bout de rayon, la seule source de bonheur qu'elles avaient réussi à créer à l'intérieur de la miellerie ? Pourquoi quelques-unes étaient-elles restées ? Pourquoi s'étaient-elles éloignées de la lumière ? Comment avaient-elles su qu'il y avait une voie de sortie dans l'obscurité ? Pourquoi marchaient-elles à la queue leu leu ? Quel signal les avait fait réagir toutes ensemble ? 
Je ne connais pas les réponses à ces questions, mais je suppose que leur contact permanent avec les abeilles massées à l'extérieur derrière le treillis est à l'origine de leur comportement, ce qui implique une telle complexité de renseignements transmis et analysés que j'en ai le vertige. Un entomologiste interrogé à ce sujet n'a pu me donner aucune réponse."

Sue Hubbell, id. p. 110.



mercredi 22 juillet 2020

Arrogance inhérente aux vues en surplomb

"Le troisième régime - bien plus étranger encore à la posture modernisatrice - est celui de l'humilité, que l'étymologie définit par une proximité avec l'humus, qui rase le sol plutôt que les murs. Etre terrestre, c'est se méfier d'une certaine arrogance inhérente aux vues en surplomb fournies par les GPS, les avions, les gratte-ciel et les miradors. C'est raisonner à partir de ses attachements au sol (bien davantage qu'aux racines), en envisageant l'horizontalité des possibles avant de se projeter dans les rêves de décollage, ou de s'abîmer dans les vertiges d'effondrement."

Yves Citton, Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes, Naviguer par temps d'effondrement, Seuil, 2020, p. 75.

Sur cet essai, on pourra lire la chronique de Ulysse Baratin sur le site En attendant Nadeau. Dans l'une des citations du livre, on trouvera même un vertige qui m'avait échappé :

"Sur tous ces sujets, Générations colapsonautes réalise essentiellement un travail de synthèse. En revanche, on ne s’étonne pas que ce champ d’études intéresse des spécialistes de la fiction tels qu’Yves Citton et Jacopo Rasmi. Car la collapsologie est, par construction, une grande productrice de récits : « Au-delà de l’imaginaire apocalyptique, à dominante survivaliste et à fort impact traumatique – qui risque de nous écraser de peurs et de vertiges, davantage qu’il ne permet de rassembler et solidariser nos forces – d’innombrables récits prédisent les façons dont nos vies se réorganiseront, problématiquement, dans les ruines du capitalisme consumériste. »"

lundi 20 juillet 2020

Il avait affaire à l'oeuvre d'un fou

"Le petit livre intitulé Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur était tout simplement la règle du Jeu - rédigée en latin et en polonais. Le châtelain la feuilleta de bout en bout et l'estima fort compliquée. La règle décrivait dans l'ordre les conséquences de chaque jet de dé, chaque mouvement des figures et chacun des huit mondes. La description semblait incohérente, pleine de digressions, et le châtelain finit par conclure qu'il avait affaire à l'oeuvre d'un fou.
"Le Jeu est une sorte de chemin sur lequel se succèdent de multiples choix, annonçait le texte au début. Les choix s'effectuent automatiquement, mais parfois le joueur a l'impression de prendre des décisions raisonnées. Il se sent alors responsable de la destination prise et de ce qui l'attend au bout. Cette éventualité est susceptible de l'effrayer.
"Le joueur voit son chemin apparaître telles des fissures sur la glace - des lignes qui bifurquent et changent de direction à une vitesse vertigineuse. Il pourrait encore comparer son parcours à des éclairs  qui fendent l'air à la recherche de leur cible selon un trajet impossible à prévoir. Le joueur qui croit en Dieu dira : "C'est le doigt de Dieu" - cette omnipotente extrémité du Créateur. S'il ne croit pas en Dieu, il parlera d'"accident", de "concours de circonstances". Parfois le joueur utilisera les mots "mon libre arbitre", mais il est certain qu'il les prononcera avec beaucoup moins d'assurance."

Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges, Robert Laffont, 2019, p.125-126.


samedi 4 juillet 2020

Les restes de Frankenstein

"Je suis interrompu. Que veut dire ce bruit ? Il est minuit. Nous avons un vent arrière. L'homme de quart bouge à peine. Voici à nouveau le son d'une voix humaine mais comme elle est rauque ! Elle provient de la cabine où reposent les restes de Frankenstein. Je dois me lever et me rendre compte de ce qui se passe. Bonsoir, chère soeur !
Grand Dieu ! A quelle scène ai-je donc assisté ? Y penser me donne encore le vertige. Je me demande si j'aurai la force de vous la décrire en détail. Pourtant l'histoire que je viens de raconter serait incomplète sans cette catastrophe finale et stupéfiante."

Mary Shelley, Frankenstein, Pocket, 1994, p. 259.


vendredi 3 juillet 2020

Petit traité d'écologie sauvage




In Alessandro Pignocchi, Mythopoïèse (Petit traité d'écologie sauvage, tome 3), éditions Steinkis, 2020

jeudi 2 juillet 2020

Aucun d'entre eux n'était accessible.

"Ses pieds décrivaient de petits mouvements circulaires, comme s'il pirouettait, et, l'espace d'un instant, je le vis dans un monastère perdu au fin fond de l'Anatolie, tourbillonnant, vêtu d'une ample jupe blanche, pareil à une tulipe ouverte, son visage renversé sous les arches vertigineuses empreint d'une expression de bonheur impénétrable."

Kapka Kassabova, Lisière, Marchialy, 2020, p.239.

"C'était comme si j'évoluais désormais dans un au-delà, comme si j'étais revenue à la vie dans un lieu où tout semblait trop beau, trop délicieux, et j'étais ébahie par la façon qu'avait la lumière de filtrer à travers les rideaux.
En résumé, mieux valait que je reste au calme et que j'évite les gestes brusques. Je passais beaucoup de temps assise sur mon balcon à scruter la vertigineuse vallée voilée de brume, comme si j'allais y trouver les réponses à mes questions."

Id. , p. 370.

"Les Grecs pontiques, qui contrôlaient les villes côtières, ne s'étaient pas installés ici. Peut-être l'arrière-pays hostile les avait-il rebutés ? Cet arrière-pays qui, étrangement, se repliait sur lui-même, tourné vers les terres plutôt qu'ouvert sur la mer, comme toute la Strandja. Dans les terres, les montagnes étaient blanches avec des parois vertigineuses en karst, et il s'y nichait des dizaines de monastères construits à même la roche comme celui-ci. Toutefois, aucun d'entre eux n'était accessible."

Id. , p. 435.




mercredi 1 juillet 2020

Quand un jaguar se voit dans le miroir

Extraits de l'entretien avec Eduardo Viveiros de Castro. “Pour les Indiens, quand un jaguar se voit dans le miroir, il voit un homme”(Philosophie magazine, juin 2020)

"À l’heure où la déforestation de l’Amazonie prend des proportions gigantesques et où le Brésil est l’un des pays le plus frappés au monde par le Covid-19, nous avons voulu faire entendre la voix précieuse d’un grand philosophe brésilien et intellectuel engagé. Formé à la métaphysique occidentale, Eduardo Viveiros de Castro est allé en renouveler les concepts en s’immergeant dans la vie des Indiens d’Amazonie. Il s’est aperçu que ces derniers possèdent un authentique système de pensée, qu’il a choisi de nommer « perspectivisme ». Pour les Amérindiens, l’homme n’est pas le seul à être une personne au sens fort. Tous les habitants du cosmos sont des humains, sous le vêtement des espèces, des corps, des formes distinctes. Si l’on prend au sérieux cette proposition et qu’on essaie de réfléchir dans cette perspective, c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, multiple, ondoyant, ver­tigineux. Mais c’est aussi une ressource essentielle, ajoute le philosophe, si l’on veut affronter la crise écologique dont l’origine est autant métaphysique que politique et économique."

(...)
C’est ce que Philippe Descola, auquel vous vous référez, appelle l’animisme, non ?
En effet, tout être a une âme comme la nôtre. Mais, dans les pas de Descola, je me suis demandé : si les animaux sont comme des humains et/ou se voient comme des humains, pourquoi ne les voit-on pas comme des humains ? La réponse est simple : on ne les voit pas comme tels parce qu’ils ont des corps différents. C’est là où on entre en collision avec notre métaphysique. Car, pour nous, le corps, c’est l’universel : nous sommes faits de carbone, d’ADN et d’atomes, et c’est de cette façon que nous communiquons avec le reste de la nature. L’esprit, la culture, c’est au contraire ce qui spécifie et singularise les individus. Alors que chez les « animistes », c’est l’esprit qui est universel et le corps qui est particulier. Si vous demandez à un Blanc comment un Indien peut devenir chrétien ou « culturellement » occidental, il vous dira que c’est parce que le contenu de ses pensées a changé. Alors que si vous demandez à un Indien comment on peut devenir indien quand on est un homme blanc, il vous répondra : il faut que tu manges comme nous, que tu couches avec une femme ou un homme de chez nous, que tu t’habilles comme nous… Bref, que ton corps prenne les habitudes de nos corps. Vous me demandiez si une ontologie est plus vraie qu’une autre, mais ce n’est pas mon affaire, je ne suis pas juge du tribunal de la Réalité !


Eduardo Viveiros de Castro © Éric Garault

Certes, mais vous nous faites éprouver le vertige qu’il y a à tenter de penser avec l’ontologie des autres…
Je ne crois pas que l’on puisse échapper à sa propre culture. Quand je suis citoyen brésilien, je me conduis d’après les règles et les coutumes du pays : « À Rome, fais comme les Romains », écrit Augustin. Ce qui ne signifie pas que je le fasse d’une façon sceptique ou distanciée. En revanche, j’essaie de sortir du tropisme qui nous conduit à penser que les Indiens « voient les choses » différemment que nous. Car, en réalité, ce n’est pas qu’ils voient les choses autrement que nous, c’est qu’ils n’ont pas la même idée de ce que c’est que voir les choses. Ils voient différemment le voir. Et c’est cela qui peut en effet donner le vertige. (...)"

mardi 30 juin 2020

Dehors, la tempête

"Tout me ramène à l'océan, alors même que je nage si peu, que j'ai le mal de mer et le vertige des étendues sans fin. Je n'aimerais pas être marin mais je ne connais pas de plus grand plaisir que celui de lire des histoires d'aventures maritimes, à l'abri et au sec sur la terre ferme, tandis qu'au-dehors la tempête - c'est-à-dire l'infini - fait rage inutilement. 
Melville, Conrad, Monfreid, Moitessier, Faulkner et Loti, Stevenson, Mac Orlan, Jules Verne, Defoe, London, Hemingway ! Sans se mouiller, sans être obligé de tenir la barre et de maintenir le cap, du crachin plein la figure. Sans prendre de ris, sans carguer la grand-voile, sans crainte d'attraper le rhume, sans être barbouillé."

Clémentine Mélois, Dehors, la tempête, Grasset, 2020, p. 43. 


"Lire m'empêche de penser à tous ces coeurs qui battent autour de moi. Il y a tant de vies ici qu'à les imaginer, la tête me tourne. Je suis prise d'un vertige, comme lorsque je me mets à penser à l'univers en expansion."

Id. , p 143.


lundi 29 juin 2020

Va vers le pays que Je te montrerai

"L’épreuve du désenchantement, donc, nous a ôté un premier ciel où se mêlait trop de notre artifice. Elle a aussi dérobé le sol sous nos pas, de sorte que, avec ce qui nous reste, il va nous falloir retrouver un nouvel équilibre. Non pas reconstituer un système de fortune, mais embrasser, enfin, une complète précarité. Paradoxe : il va nous falloir, hors sol, sans sol sous nos pas, devenir et demeurer solides. Nous n’avons pas de propriété foncière : comme se l’était entendu dire le premier homme – le premier marcheur – de l’histoire, la Terre est foncièrement Promesse : Va vers le pays que Je te montrerai (Gn 12, 1). Notre condition métaphysique se découvre donc comme une fondamentale pauvreté. Et comme le désenchantement nous a dépaysés d’un ciel et d’une terre trop faciles, il nous a aussi, par définition, soustrait un chant trop étourdi. Et comme il va nous falloir trouver un autre équilibre dans le vertige, il va nous falloir, non pas retrouver un chant identique, mais trouver pour de bon le chant nouveau. Car le chant nouveau ne monte peut-être que sur les ruines laissées par le désenchantement : j’ai toujours été frappé par le fait que, dans l’ordre canonique de notre Bible, le Cantique des cantiques succédait immédiatement à l’Ecclésiaste, le livre du chant printanier à la litanie du désenchantement qui devait trouver lui aussi sa place (comme l’Écriture est bien faite !) parmi les Livres inspirés, parmi les âges inspirés de notre vie. Dépouillés de toute possession, de toute position mondaine, il ne nous reste plus qu’à vivre, pour parler comme Patrice de La Tour du Pin, « reclus en Poésie ». Il ne nous reste plus qu’à vivre poétiquement au monde, ce qui n’a rien à voir avec la mièvrerie, ni l’utopie, ni la désertion. Vivre poétiquement au monde, c’est-à-dire consentir à des épousailles avec le réel, dans l’attention, la gratitude, la frugalité, la véhémence, la liberté, en posant des mots et des actes qui laissent transpirer l’indicible, en venant constamment dans l’Ouvert, selon le conseil amical de Hölderlin[3]. La Poésie nous demeure comme la souveraine exactitude (la seule, sans doute, dont nous soyons capables), l’être poétiquement au monde comme l’être au monde le plus exact, le plus modeste et le plus empreint de gravité. La célébration poétique du monde et du mystère qui le sature[4] est inaccessible à l’erreur, à l’outrecuidance et à la caducité : loin d’incarcérer le mystère, comme le fait trop souvent le langage à prétention explicative, elle l’instaure et l’émancipe."

François Cassingéna-Trévedy, De la mythologie chrétienne à la foi modeste, in L'Ardent Pays [en ligne]




[3] Hölderlin, Élégies, La Promenade à la campagne, à Landauer.
[4] Je dis bien le mystère qui sature ce monde-ci. Car, à proprement parler, il n’y a pas d’arrière-monde (explicatif de ce monde-ci). Ce monde-ci est bien assez grand. Il est bien assez grand pour être un monde, à lui tout seul. Ce monde-ci suffit à cette espèce de dévotion humble et silencieuse qu’est déjà notre simple être-au-monde : car n’est-ce pas déjà une « religion », et une religion suffisante, que de recevoir ce monde, de l’habiter et de le construire ? Qui me voit, voit le Père, dit Jésus (Jn 14, 9). Mais le Père n’est pas un arrière-monde. Il est le Père, et cela nous suffit (Jn 14, 8). Il est un Autre. Il est temps d’en finir avec le Dieu des causes, de liquider la compromission du Dieu de Jésus-Christ avec le Dieu des causes. Dieu n’est pas en cause et, Dieu merci, par conséquent, l’on ne peut l’accuser de rien, surtout pas du mal qui est au monde. Le Dieu des causes est bel et bien mort : le seul Dieu véritable est le Dieu de la Vie, car la Vie seule, comme Phénomène, est irréfutable et digne d’ « adoration ».












vendredi 26 juin 2020

Jumeaux descendus d'une latitude laiteuse

"Je me rendais dans un village frontalier au creux d'une vallée, où j'avais prévu de passer un peu de temps pour explorer la région. Décontenancée par le tracé nébuleux de la route et les panneaux de signalisation détournés qui pointaient vers la nature, je finis par me perdre. Alors que je m'étais arrêtée sur la chaussées déserte pour prendre une bouteille d'eau dans le coffre, j'entendis craquer des brindilles et je décidai d'aller voir - chose à ne surtout pas faire...jamais. Dans les bois, je me sentis assailli de toutes parts. Des sortes de moucherons s'insinuaient dans mes narines et ma bouche et, en regagnant la voiture à grandes enjambées, je faillis marcher sur un nid de vipères frétillantes. Je repris le volant les mains moites.
Des panoramas dégagés se déployaient sous les lacets haut perchés, telle une gifle qui vous étourdit. Vertiges de velours, un monde replié sur lui-même, comme s'il vous incitait à plonger pour refaire surface de l'autre côté des abysses."

Kapka Kassabova, Lisière, Marchialy, 2020, p.37.

"Quelques jours plus tard, comme j'étais allée faire une course au village de "Traversée", qui surplombait une vallée fluviale vertigineuse et en offrait une vue imprenable, je vis Iglika en compagnie d'un des pâles nestinari. Ils passaient l'après-midi à l'ombre des vignes chez sa grand-mère à elle. Epargnés par le soleil, on aurait dit des jumeaux descendus d'une latitude laiteuse pour une brève escapade sur terre.
Le fouleur de braises m'adressa un sourire formel. je lui demandai comment il se sentait.
"Rechargé, répondit-il, distant. Le feu me recharge." "

Id. , p. 74 



jeudi 25 juin 2020

Le cauchemar de Scottie


"Cette affiche américaine a été conçue en 2012 par l’artiste belge Laurent Durieux pour l’éditeur texan Mondo, à l’occasion du passage en salle de Vertigo (Alfred Hitchcok, 1957) au Alamo Drafthouse Cinema. Auteur de nombreuses affiches inspirées par les classiques hollywoodiens ou français – tous genres et époques confondus – ce dessinateur et graphiste propose une vision nouvelle et décalée de ces visuels promotionnels d’époque, souvent devenus iconiques. Il reprend toutefois ici le motif de la spirale de Saul Bass, déjà présent sur l’affiche originale, pour cette recréation où s’affirme son sens du détail comme son goût pour le monumental.
Très riche, son illustration du film est une des plus narratives de sa série hitchcockienne, qui compte également Rear Window, The Birds et Psycho. Si l’affiche de 1958 se caractérisait par la sobriété de sa composition, Laurent Durieux reprend à l’inverse plusieurs éléments clés du film, outre la fameuse spirale : la forêt sombre de Séquoias, l’église espagnole en contre-plongée pour exprimer le vertige du héros et la pierre tombale du cimetière. Les personnages de Scottie (James Stewart), en pleine action, et de Carlotta Valdes (Joanne Genthon), « l’ancêtre » obsédante de l’héroïne, sont présentés de dos, comme celui de Tippi Hedren sur sa version de The Birds (Alfred Hitchcock, 1962). Contre toute attente, Kim Novak dont le double-rôle est pourtant central, n’apparaît que fugacement, justement cachée sous la forme d’une série de profils qui se forment sur le mur de briques du bâtiment. Typique du travail de Laurent Durieux, cette affiche peu bavarde combine techniques traditionnelles et digitales.
L’illustrateur en signe une version alternative, dans laquelle il joue sur la mise en couleurs en inversant le rouge et le vert pour mieux renvoyer à la scène hallucinatoire du cauchemar de Scottie, dont le visage est alors bombardé de flashes colorés." Cf. Cinémathèque

mercredi 24 juin 2020

Face à la spirale de la mort

"Deux mois de confinement face à la spirale de la mort sont venus couronner le péril existentiel de la crise climatique (la côte Est a connu un blizzard fin mai). Le tout s’est accompagné d’une chute libre de l’économie qui a vu les super-riches devenir plus riches et tous les autres plonger plus profond dans l’endettement. Un tiers de la main-d’œuvre d’Amazon gagne si peu que les travailleurs doivent être subventionnés à l’aide de bons alimentaires fédéraux. En 2018, Amazon n’a payé aucun impôt fédéral, et la richesse de Bezos a augmenté de façon vertigineuse grâce aux achats en ligne dans le contexte du virus.
La jeunesse américaine en a assez. La mort de George Floyd est le symbole de tout ce qui ne va pas en Amérique. Son assassinat incarne l’injustice des vies dans le pays, notre souffle court, notre auto-asphyxie collective. De l’avenir sans avenir que nous laissons à la jeunesse américaine, celle-ci a déclaré qu’elle n’en voulait pas."

David Theo Goldberg, Quand Trump déclare la guerre civile raciale en Amérique, in AOC media, 5 juin 2020 [Article réservé aux abonnés]


mardi 23 juin 2020

Incitait au sommeil malgré le matin

"En approchant, on trouvait de plus en plus de papillons. Ils avaient envahi et recouvert la route ; ils flottaient entre les jambes des chevaux. Leurs couleurs, sans cesse agitées, fatiguaient l'oeil, donnaient une sorte de vertige. Ils furent bientôt mélangés à des essaims de mouches bleues et de guêpes dont le bourdonnement grave incitait au sommeil malgré le matin."

Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Folio/Gallimard, p. 367.


lundi 22 juin 2020

L'adieu aux armes

"En filigrane, d’une façon croissante, l’adieu aux armes qui intitule le roman se définit avec davantage de clarté. Le refus progressif de participer à cette boucherie fait aussi écho au refus de se porter garant d’une technique au service de la guerre. De ce point de vue, la désertion de Frédéric, motivée par l’immonde comportement de la police des armées (cf. pp. 217-8), se complète par la répudiation d’une époque où l’on met des outils de mort de plus en plus perfectionnés dans des mains de moins en moins soucieuses du prochain. Ainsi Frédéric est ici comparable à une émouvante doublure de «l’Ange de l’Histoire» imaginé par Walter Benjamin (7), cet ange aux yeux exorbités par un avenir sombre et redoutable, emporté par une tempête «que nous appelons le progrès» (8). Ce que distingue alors Frédéric à travers l’action de la police des armées, c’est le prélude d’une régression morale inédite, la mort infligée à une vitesse vertigineuse par des justiciers envoûtés, des pseudo-redresseurs de torts possédés par la réalité d’un nouvel armement qui procure des fantasmes de surhomme. Qui sont-ils exactement ? Ce sont des pelotons chargés de liquider les réfractaires ou les semi-désobéissants, ce sont des «juges [qui] avaient ce beau détachement, cette dévotion à la stricte justice des hommes qui dispensent la mort sans y être eux-mêmes exposés» (p. 217). Devant cet affligeant spectacle d’une humanité effondrée, Frédéric se démobilise au propre comme au figuré, à l’intérieur comme à l’extérieur, étranger aux acteurs de cette sinistre «comédie» (p. 224). Il fuit et prend un train en marche (cf. pp. 221-2), tel un trimardeur qui serait sorti d’un livre de Jack London, songeant à Catherine pour compenser un crépuscule par une aurore (cf. pp. 223-4)."

Gregory Mion, L'Amérique en guerre (15) : L’adieu aux armes d’Ernest Hemingway, in Stalker, 3 juin 2020.

La note  renvoie à "Au-delà de l'effondrement, 34 : De la destruction comme élément de l'histoire naturelle de W. G. Sebald", in Stalker du 05/09/2011, qui se termine par ce paragraphe :

"«Quoi qu’il en soit, il n’est pas facile d’invalider la thèse selon laquelle nous ne sommes pas parvenus jusqu’ici à faire émerger dans la conscience collective, par des descriptions littéraires ou historiques, les horreurs de la guerre aérienne» (p. 100), voici les mots par lesquels Sebald termine son essai, sans vraiment apporter de réponse satisfaisante à cette question si ce n'est, peut-être, par l'ensemble des textes qu'ils a écrits plutôt que par ce seul texte polémique, comme autant de miroirs où l'auteur, comme une espèce de Léon Bloy assagi et privé de Dieu, a pu vérifier à quoi «ressemblent les abîmes de l’histoire. Tout s’y retrouve pêle-mêle et quand on y plonge le regard, on est saisi d’effroi et de vertige (p. 81)."






samedi 20 juin 2020

Prolifération des saveurs les plus incongrues

"De nombreux signaux convergents suggèrent que nous vivons des temps d'une intense nouveauté qui nous éloignent d'un monde dont les repères étaient familiers. A cette impression, les sciences de la Terre apportent une confirmation qui a valeur d'avertissement. Les modifications de l'équilibre planétaire imputables à l'industrialisation mondiale sont si profondes qu'elles pourraient justifier d'entériner un changement d'ère géologique. La proposition est vertigineuse et mérite d'être observée pour elle-même."

Sylvain Piron, L'occupation du monde, Zones sensibles, 2018, p. 25.

"La sixième extinction de masse des espèces animales s'accélère dramatiquement, la fonte des glaces du Groenland et de l'Arctique est entrée dans un processus irréversible, les ouragans s'élèvent dans les océans. Un penseur de l'écologie tel que le philosophe Dominique Bourg, qui pensait encore jusqu'à ces dernières années que les sociétés démocratiques seraient capables de redresser leur trajectoire, a désormais basculé du côté des catastrophistes.
La collision des temporalités est encore plus vertigineuse si on la rapporte à l'horizon de l'action humaine. Il n'est pas surprenant de constater que l'argent privé ait tendance à suivre la pente du plus grand profit à court terme, si aucun barrage ne l'en empêche. Mais les politiques publiques ne sont pas armées pour faire mieux."

Id. , p. 27.

"L'organisation économique peut faciliter ou entraver le progrès technique, elle ne gouverne pas un système qui obéit à un principe interne d'expansion. De fait, l'innovation est plus que jamais l'aliment de l'expansion d'un capitalisme illimité, mais elle s'applique désormais moins aux procédés de fabrication qu'à la diversification vertigineuse des services et des produits. (Pour prendre un exemple apparemment insignifiant, la transformation du rayon des chocolats dans les supermarchés ces dernières années peut en donner la mesure : face à la prolifération des saveurs les plus incongrues aux adjuvants douteux, les tablettes classiques deviennent presque introuvables.)"

Id. , p. 52.



jeudi 18 juin 2020

Si constant que soit le sceau secret de la mort

"Ses patriotes vainquent ou meurent presque seuls, et sa foule n'est jamais là que pour regarder. Son seul Christ saisissant est au Jardin des Oliviers. Il peint à la rigueur ce qui unit les foules (le patriotisme, mais aussi le fléau), non ce qui unit quelques êtres. L'amour aussi fait partie du sacré, mais il en est l'autre pôle...
Une telle solitude n'est pas sans limites : car Goya n'est pas un prophète, mais un peintre. S'il ne l'avait pas été, son sentiment de la vie n'eût trouvé son expression que dans la prédication ou dans le suicide. Mais il est un artiste, et ce sentiment devient par là irréductible à l'absurde : si profonde que soit la dépendance, si constant que soit le sceau secret de la mort, l'artiste ne les croit pas à l'avance vainqueurs de l'instant vertigineux où l'homme les possède en leur imposant sa transfiguration. Goya n'est pas, parce qu'il figure les tortures, le rival du dieu qui les permit ; mais parce qu'il fait de chacune d'elles un cri du hululement de Prométhée."

André Malraux, Saturne, Le destin, l'art et Goya, Gallimard, 1978, p. 159-160.

Christ au jardin des Oliviers, Goya, 1819.

mercredi 17 juin 2020

Une autre paire de manches

La contagion du vertige. Trois "vertigineux" en trois chroniques successives chez Anne Dufourmantelle, chaque fois associé à la notion de vérité.

"Roustang avait la passion de la liberté, du "risque" qu'elle représente. Il faisait prendre rendez-vous à chacun avec sa vérité, c'est-à-dire dans un premier temps, avec le lâcher-prise complet et vertigineux qui laisse le sujet perdu, désorienté, prêt enfin à se révéler. Leur corps est à ses yeux un élément plus crucial que le récit des patients en lui-même : tout commence par la façon de se tenir dans la vie."

Anne Dufourmantelle, Chroniques, Rivages, 2020, p. 67-68.

"Clément Rosset a raison de considérer que nous ne voulons rien moins que tenir compte de la réalité. A ceci près que nous craignons encore plus la liberté et la vérité. Car la réalité s'impose à nous, quand nous voulons gagner la liberté et vouloir la vérité, ce qui est tout de même une autre paire de manches, plus vertigineuse."

Id. , p.71.

"La vérité est une notion sublime et vertigineuse. Est-on bien sûr que c'est de la politique qu'il faille l'attendre, sinon au prix d'une idéologisation de la discipline qui la ferait verser dans le religieux ? L'art, la poésie : la vérité y est dans son élément. On m'excusera de penser qu'elle est aussi chez elle dans le cadre secret d'une analyse ou d'une thérapie qui n'a pas renoncé aux vertus de la catharsis. La parole y est libre au point d'ouvrir la voie à d'autres voix que celles auxquelles notre raison ou nos déterminismes nous ont habitués. Ainsi peut-on se surprendre à penser ce qui nous habite et nous anime en réalité."

                                                                        Id. , p.75.



lundi 15 juin 2020

On ne peut pas se quitter

"- Non, Nell, je ne pars pas. Ce voyage est de la folie.
- Mais ta danse ? Pendant tout ce temps, tu as réussi à continuer de danser alors que personne n'y serait jamais arrivé, et maintenant tu renonces ?
- Je ne renonce pas. Je continuerai de danser.
- Mais, Eva, c'est peut-être ta seule chance.
Elle a tressailli, puis a répondu si vite que j'ai compris qu'elle avait pensé la même chose que moi, elle aussi.
- Peut-être que ce n'est pas le plus important.
Tout en m'efforçant de contenir ma colère, j'ai demandé :
- Qu'est-ce que c'est, alors ?
- Je ne sais pas.
J'ai eu un moment de vertige, puis j'ai vu les sacs qui attendaient, telles des promesses, près de la porte, et j'ai essayé à nouveau.
- On est la seule famille qu'il nous reste. On ne peut pas se quitter."

Jean Hegland, Dans la forêt, Gallmeister, 2018, p. 166.