mercredi 1 juillet 2020

Quand un jaguar se voit dans le miroir

Extraits de l'entretien avec Eduardo Viveiros de Castro. “Pour les Indiens, quand un jaguar se voit dans le miroir, il voit un homme”(Philosophie magazine, juin 2020)

"À l’heure où la déforestation de l’Amazonie prend des proportions gigantesques et où le Brésil est l’un des pays le plus frappés au monde par le Covid-19, nous avons voulu faire entendre la voix précieuse d’un grand philosophe brésilien et intellectuel engagé. Formé à la métaphysique occidentale, Eduardo Viveiros de Castro est allé en renouveler les concepts en s’immergeant dans la vie des Indiens d’Amazonie. Il s’est aperçu que ces derniers possèdent un authentique système de pensée, qu’il a choisi de nommer « perspectivisme ». Pour les Amérindiens, l’homme n’est pas le seul à être une personne au sens fort. Tous les habitants du cosmos sont des humains, sous le vêtement des espèces, des corps, des formes distinctes. Si l’on prend au sérieux cette proposition et qu’on essaie de réfléchir dans cette perspective, c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, multiple, ondoyant, ver­tigineux. Mais c’est aussi une ressource essentielle, ajoute le philosophe, si l’on veut affronter la crise écologique dont l’origine est autant métaphysique que politique et économique."

(...)
C’est ce que Philippe Descola, auquel vous vous référez, appelle l’animisme, non ?
En effet, tout être a une âme comme la nôtre. Mais, dans les pas de Descola, je me suis demandé : si les animaux sont comme des humains et/ou se voient comme des humains, pourquoi ne les voit-on pas comme des humains ? La réponse est simple : on ne les voit pas comme tels parce qu’ils ont des corps différents. C’est là où on entre en collision avec notre métaphysique. Car, pour nous, le corps, c’est l’universel : nous sommes faits de carbone, d’ADN et d’atomes, et c’est de cette façon que nous communiquons avec le reste de la nature. L’esprit, la culture, c’est au contraire ce qui spécifie et singularise les individus. Alors que chez les « animistes », c’est l’esprit qui est universel et le corps qui est particulier. Si vous demandez à un Blanc comment un Indien peut devenir chrétien ou « culturellement » occidental, il vous dira que c’est parce que le contenu de ses pensées a changé. Alors que si vous demandez à un Indien comment on peut devenir indien quand on est un homme blanc, il vous répondra : il faut que tu manges comme nous, que tu couches avec une femme ou un homme de chez nous, que tu t’habilles comme nous… Bref, que ton corps prenne les habitudes de nos corps. Vous me demandiez si une ontologie est plus vraie qu’une autre, mais ce n’est pas mon affaire, je ne suis pas juge du tribunal de la Réalité !


Eduardo Viveiros de Castro © Éric Garault

Certes, mais vous nous faites éprouver le vertige qu’il y a à tenter de penser avec l’ontologie des autres…
Je ne crois pas que l’on puisse échapper à sa propre culture. Quand je suis citoyen brésilien, je me conduis d’après les règles et les coutumes du pays : « À Rome, fais comme les Romains », écrit Augustin. Ce qui ne signifie pas que je le fasse d’une façon sceptique ou distanciée. En revanche, j’essaie de sortir du tropisme qui nous conduit à penser que les Indiens « voient les choses » différemment que nous. Car, en réalité, ce n’est pas qu’ils voient les choses autrement que nous, c’est qu’ils n’ont pas la même idée de ce que c’est que voir les choses. Ils voient différemment le voir. Et c’est cela qui peut en effet donner le vertige. (...)"

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