Extraits de l'entretien avec Eduardo Viveiros de Castro. “Pour les Indiens, quand un jaguar se voit dans le miroir, il voit un homme”(Philosophie magazine, juin 2020)
"À l’heure où la déforestation de l’Amazonie prend des proportions
gigantesques et où le Brésil est l’un des pays le plus frappés au monde
par le Covid-19, nous avons voulu faire entendre la voix précieuse
d’un grand philosophe brésilien et intellectuel engagé. Formé à la
métaphysique occidentale, Eduardo Viveiros de Castro est allé en
renouveler les concepts en s’immergeant dans la vie des Indiens
d’Amazonie. Il s’est aperçu que ces derniers possèdent un authentique
système de pensée, qu’il a choisi de nommer « perspectivisme ». Pour les
Amérindiens, l’homme n’est pas le seul à être une personne au sens
fort. Tous les habitants du cosmos sont des humains, sous le vêtement
des espèces, des corps, des formes distinctes. Si l’on prend au sérieux
cette proposition et qu’on essaie de réfléchir dans cette perspective,
c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, multiple, ondoyant,
vertigineux. Mais c’est aussi une ressource essentielle, ajoute le
philosophe, si l’on veut affronter la crise écologique dont l’origine
est autant métaphysique que politique et économique."
(...)
C’est ce que Philippe Descola, auquel vous vous référez, appelle l’animisme, non ?
En
effet, tout être a une âme comme la nôtre. Mais, dans les pas de
Descola, je me suis demandé : si les animaux sont comme des humains
et/ou se voient comme des humains, pourquoi ne les voit-on pas comme des
humains ? La réponse est simple : on ne les voit pas comme tels parce
qu’ils ont des corps différents. C’est là où on entre en collision avec
notre métaphysique. Car, pour nous, le corps, c’est l’universel : nous
sommes faits de carbone, d’ADN et d’atomes, et c’est de cette façon que
nous communiquons avec le reste de la nature. L’esprit, la culture,
c’est au contraire ce qui spécifie et singularise les individus. Alors
que chez les « animistes », c’est l’esprit qui est universel et le corps
qui est particulier. Si vous demandez à un Blanc comment un Indien peut
devenir chrétien ou « culturellement » occidental, il vous dira que
c’est parce que le contenu de ses pensées a changé. Alors que si vous
demandez à un Indien comment on peut devenir indien quand on est un
homme blanc, il vous répondra : il faut que tu manges comme nous, que tu
couches avec une femme ou un homme de chez nous, que tu t’habilles
comme nous… Bref, que ton corps prenne les habitudes de nos corps. Vous
me demandiez si une ontologie est plus vraie qu’une autre, mais ce n’est
pas mon affaire, je ne suis pas juge du tribunal de la Réalité !
Eduardo Viveiros de Castro © Éric Garault
Certes, mais vous nous faites éprouver le vertige qu’il y a à tenter de penser avec l’ontologie des autres…
Je
ne crois pas que l’on puisse échapper à sa propre culture. Quand je
suis citoyen brésilien, je me conduis d’après les règles et les coutumes
du pays : « À Rome, fais comme les Romains », écrit Augustin. Ce
qui ne signifie pas que je le fasse d’une façon sceptique ou
distanciée. En revanche, j’essaie de sortir du tropisme qui nous conduit
à penser que les Indiens « voient les choses » différemment que nous.
Car, en réalité, ce n’est pas qu’ils voient les choses autrement que
nous, c’est qu’ils n’ont pas la même idée de ce que c’est que voir les
choses. Ils voient différemment le voir. Et c’est cela qui peut en effet
donner le vertige. (...)"
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