jeudi 10 septembre 2020

Un truc dont j'ai horreur

 "Mon cher Michel,

eh bien, tu me donnes le vertige, à a seule pensée de vos déménagements. C'est un truc dont j'ai horreur, ce qui ne m'a pas empêché de passer d'une mansarde à l'autre depuis pas mal d'années. Quant aux manifestations en ton honneur, pour crevantes qu'elles soient, ne t'en plains pas. Combien délireraient à ta place ! [...]"

Lettre 569. [1971] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 385.

"Nice, le 16 février 1971,

Mon vieux Georges,

un feu d'herbes et de feuilles mortes dans une propriété au-dessus répand sur la pente une odeur délicieuse. Il y a aussi malheureusement le bruit des marteaux-piqueurs. 

Valse des objets et des malles. Vertige, certes. J'en titube. J'ai dépunaisé toutes les estampes qui avaient peu à peu couvert les murs. Très belles, bien sûr, toutes très belles. Mais on respire mieux. Allez, allez, tout ça sagement dans des cartons. [...]

Lettre 570. [1971] Correspondance Michel Butor-Georges Perros, p. 386.

 


 

mardi 8 septembre 2020

Je suis l'alpha et l'oméga

 "Tirée de l'Apocalypse, l'inscription accompagnant la mosaïque byzantine du Christ bénissant sur la voûte de l'abside me plongeait dans des abîmes de perplexité : "Je suis l'alpha et l'oméga." Je connaissais par coeur la suite du verset : "Je suis le premier et le dernier, le commencement et la fin. Celui qui est, qui était et qui vient."

Pour l'enfant que j'étais, il y avait de quoi être chamboulé par une telle assertion. Elle retentissait en moi comme une autre énigme à résoudre. Cette affirmation d'un principe immuable, intersidéral, sans frontière ni limite, me donnait le vertige."

Jean-Paul Kauffmann, Venise à double tour, Equateurs, 2019, p.166.


"Vision vertigineuse de Venise. Sur une plate-forme suspendue dans le vide qui ne cesse de tanguer, la cité marcienne exulte. Elle se déploie sous mes pieds à perte de vue, pareille à une plaine couleur brun orangé d'où émergent, dans leur force de vie, une forêt de campaniles et de cheminées à cloche. Rares sont les canaux qui se révèlent à cette hauteur, seules quelques lignes vertes sont visibles."

Id. p. 306.

Campo de l’Abazia. La Scuola Vecchia della Misericordi jouxte l’église de La Misericordia. Photo © J. Brunerie.  

Voir le tumblr Venise à double tour


vendredi 4 septembre 2020

Nul mieux que Régy

 "[...]

Parents du silence, ces vides vertigineux par lesquels Régy entendait « illimiter l’espace » s’imposaient à nous dès l’entrée dans la salle comme une respiration autonome et nous n’en perdions jamais la sensation au cours de spectacle. Autant chambre d’échos de la scène qu’entité en soi, massifs, incontournables, ils agissaient sur nous comme une fantastique puissance de suggestion – mais suggestif de quoi, au juste ? Pour Variations sur la mort, pièce centrée sur le suicide d’une jeune femme, de l’insignifiance de la vie humaine au bord d’être engloutie par le néant, réduite à une petite surface éclairée où passent quelques personnes à travers une assez courte unité de temps ? du mystère insondable de la pulsion de mort ? de toute angoisse existentielle ?

Pour Holocauste, où ce vide était dans notre dos (et le spectacle fut parfois donné dans d’immenses hangars abandonnés), de l’ampleur de l’absence des six millions de disparus du judéocide ? du volume de silence de leurs voix éteintes ? de la mesure incommensurable de l’horreur qui nous était décrite ? de l’ampleur infinie de la mémoire qu’il faudrait lui accorder ? Chaque membre du public y aura répondu à sa manière – et chaque réponse n’aura fait qu’amoindrir la portée abyssale de l’interrogation appelée par cette masse impénétrable.

Ce vide obscur était pour Régy une matière propre qu’il travaillait plastiquement pour y sculpter de la présence par un maniement sans égal de la lumière. Il dirigeait ses éclairagistes pour qu’elle intervienne de manière indirecte par réflexion et irradiation, à basse, voire très très basse intensité, au point qu’elle relevait plutôt de la résonance et n’agissait plus comme une force contraire à l’obscurité mais comme une transparence creusant son opacité. Son émergence était d’autant plus un événement que les spectacles s’ouvraient par une lente descente au noir, maintenu intégral pendant plusieurs minutes. [...]"

David Tuaillon, Nul mieux que Régy, AOC, 13 février 2020.

Claude Régy © F. Beloncle


mercredi 2 septembre 2020

Et la vague vous plaque au mur

 "une débauche de cadrages, tout le monde peut voir ça désormais, celui de la cheminée, celui du miroir, celui de la nappe sur la table, celui de la tenture qui commande à l'ensemble (et qui est la grande personne ensommeillée de la simulation de la nuit), et encore le cadre de la porte par-derrière mais par-derrière n'est vraiment pas le mot (il est prescrit par le tableau qu'on ne va pas par-derrière), celui de la fenêtre à droite et les deux cadres vertige au sol-mur qui sont cool, extrêmement cool. que faire en effet dans la nuit sinon cadrer sans arrêt même rien surtout rien. je savais que Matisse était un peintre orgiaque même si apollinien, et que le rien, cadré, devient une fable."

Dominique Fourcade, magdaléniennement, P.O.L. 2020, p.135.

"question arondelle, quand a eu lieu, automne 1977 à New York, l'exposition de William Rubin et John Rewald, Cézanne, the late work, l'une des trois expositions qui m'ont le plus marqué moi qui n'ai cessé d'en fréquenter, et l'un des événements décisifs de ma musique, j'avais déjà regardé et absorbé Cézanne partout où il était visible et aussi durement que possible, pas seulement la paroi l'ouverture conclusive le vertige des dernières années, mais le pariétal de l'oeuvre entière, la maturité, puis les débuts, les débuts ne prenant leur sens qu'à la lumière de la maturité, quand on comprend avec quelle puissance le moderne y prend naissance et la vague vous plaque au mur."

id. p. 173-174.

"comment quand on découvre qu'on ne peut pas exister sans l'écriture et qu'on n'a pas les moyens d'être écrivain. cette sexualité-là comment on vit avec. bien qu'on aimerait que les syllabes ne forment jamais un mot, on n'évite pas d'en venir aux mots on ne s'amuse plus. il, bien sûr, a donné l'exemple d'un travail sans armature, se former à ça. d'un mot à l'autre le vertige comme lien au moins il y a cette aventure, en tout point de la surface, et les espaces entre les mots."

id. p. 179.