mercredi 28 août 2019

Les bêtes parurent remuer

"[Frédéric et Rosanette] arrivèrent un jour à mi-hauteur d'une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques ; ça et là, tels que des promontoires sur le lit desséché d'un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes d'animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient, ; et, tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s'en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés."

Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (cité par Philippe Dagen, Cézanne, p. 104)

Paul Cézanne, Rochers dans la forêt, v.1890, Metropolitan Museum of Art



lundi 26 août 2019

Carrière de Bibémus

"Nulle part cette capacité mimétique n'éclate mieux que dans la Carrière à Bibémus d'Essen. [...] L'analyse de la substance des choses est à son comble. La roche découpée sur le front de taille porte la trace des scies qui la débitèrent selon des lignes perpendiculaires et se présente en plans verticaux séparés par des fissures et des arêtes linéaires. La roche érodée par la pluie et le vent, la roche rongée par le temps, est d'une autre couleur, plus grise. Le ciel, évoqué plutôt que peint ne couvre qu'une fraction de la surface et ceci, s'ajoutant à l'absence de premier plan, accentue le côté "suspendu" de l'image, en surplomb au-dessus d'un vide invisible et néanmoins sensible. Le vertige s'accroît quand le regard glisse le long du tronc droit et mince d'un pin qui a poussé au fond de la carrière et dont le feuillage ne se hisse pas au-dessus du rebord du trou - détail qui suggère l'échelle inhumaine de ce chaos dont l'homme est coupable."

Philippe Dagen, Cézanne, Flammarion, 1995, p. 92.

Carrière de Bibémus, Paul Cézanne, v. 1895 (Folkwang Museum, Essen)

jeudi 22 août 2019

Sur les terres de Cézanne

"Les Amis de Sainte-Victoire vous accueillirent dans le logis du prieur. Deux nuits de suite, vous avez dormi à la dure sur les planchers des bats-flancs du refuge dans l'ancien prieuré. Vous avez vu au soleil couchant, à l'aube naissante, à l'heure où les formes incertaines se précisent peu à peu, le ciel et la roche s'épouser étroitement. Vos pas ont résonné sur les pierres de l'antique citerne qui recueille depuis des siècles l'eau de ruissellement pour fournir le précieux liquide aux heures de sécheresse. Il faut avoir vu le jour se coucher ou se lever sur la vallée en contrebas qui paraît à la fois proche et lointaine. Proche car le sommet culmine à tout juste mille mètres, lointaine car élevée, loin du monde, vision à perte de vue, panorama époustouflant. De falaises en en éboulis, de terres rouges sillonnées de sentiers perdus en pinèdes anarchiquement plantées, il faut voir vertigineusement la montagne s'élever et qui nous élève avec elle, voir la petitesse des habitations, des villes dans le lointain, leurs lumières qui s'éteignent et s'allument peu à peu, les teintes du ciel et des nuées qui s'étirent jusqu'à l'horizon bleuté, parfois violacé. Vous avez été saisie à ce point par cet environnement si prégnant que vous avez éprouvé le besoin d'en retrouver toute la force dans une série, réalisée dans votre atelier, prenant en compte poétiquement le cumul de ces sensations et la transcription qui vous est apparue la plus propice à traduire cet émerveillement mêlé d'angoisses ancestrales."

Bruno Ely, L'être sur le motif, in Fabienne Verdier, sur les terres de Cézanne, (catalogue d'expositions), 5 Continents, 2019, p. 155.


mercredi 21 août 2019

Dé-coïncidence

"Par exemple, je reçois une lettre de Gilberte et, alors que je constate effectivement sa signature au bas de la feuille, je n'arrive pas à "réaliser" : à prendre conscience de mon bonheur parce que mon esprit a toujours cru - et croit encore - ce bonheur impossible. C'est bien réel, mais il faut que ce réel, je le "réalise", c'est-à-dire que je l'intègre de force dans ma conscience, tandis que mon esprit, tenu qu'il est par sa normalité projetée, sa répartition logique du possible et de l'impossible, ne peut quant à lui l'accepter. Il y a effraction dont Proust n'a pas craint de peindre l'effet de vertige : la vue de cette lettre tant désirée "non accompagnée de croyance, ne me causa pas de joie". Pendant un instant elle ne fit, à l'inverse, "que frapper d'irréalité tout ce qui m'entourait": "Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur."

François Jullien, Dé-coïncidence, D'où viennent l'art et l'existence, Grasset, 2017, pp. 77-78.


lundi 19 août 2019

Comme Rimbaud

"Un rickshaw nous emporte dans une pétarade assourdissante à travers la ville. Nous avalons à pied des kilomètres de ruelles tandis que je tente, comme Rimbaud, de "fixer des vertiges". Une minuscule petite vieille m'agrippe le bras. Je me retourne, étourdie quand elle plonge ses grands yeux pleins de supplication dans les miens. Deux grands yeux d'enfant ourlés de brun qui mangent son visage ridé comme une vieille pomme."

Stéphanie Bodet, A la Verticale de soi, Paulsen, 2016, p. 105.

Marion N.



jeudi 15 août 2019

A la Verticale de soi

"Un doute pourtant s'était insinué lorsque la salle s'était peu à peu remplie. Serais-je capable, moi l'asthmatique en perpétuel besoin d'air que seuls enivrent les grands espaces, de pratiquer avec, pour unique territoire, le petit rectangle de mon tapis ? Rien n'était moins sûr mais dans la détente et l'attention, à mon grand étonnement et contrairement à ce que je redoutais, se révélait en moi , comme en chacun, une retraite du cœur, une faculté à créer de l'espace à l'intérieur. Après avoir exploré les parois du globe, j'aspirais à plonger dans les profondeurs de l'être, plus vertigineuses peut-être..."

Stéphanie Bodet, A la Verticale de soi, Paulsen, 2016, pp.268-269.

"L'aventure, au sens étymologique du terme, c'est ce qui nous advient, la vie même. Chaque instant qui passe, chaque seconde, est un saut vertigineux dans l'inconnu. Nous sommes des funambules sans le savoir."

id. p. 271.



mercredi 14 août 2019

Acier d'une enclume invisible

"Encore tout brûlant de cette spirale de chiffres, pris de vertige à cause du tourbillon de possibilités entrevues, il était sorti du cabinet de travail, promenant pendant une seconde un regard affolé autour de lui, se demandant si toute cette conversation n'avait pas été qu'une chimère de son désir exacerbé. Un coup d'aile l'avait sorti des profondeurs et porté jusqu'à la sphère étincelante de la satisfaction : son sang grondait encore d'une ascension si brusque, pendant un moment il eut besoin de fermer les yeux. Il les ferma, comme on prend une profonde respiration, seul, pour être tout à soi-même, pour jouir plus exclusivement, plus puissamment de son moi intérieur. Cela dura une minute, mais ensuite, tandis qu'il rouvrait les yeux, comme régénéré, et parcourait l'antichambre du regard, le hasard voulut qu'il restât fasciné par un portrait, qui était accroché au-dessus du grand coffre : son portrait à elle."

Stefan Zweig, Le Voyage dans le passé, Livre de poche, 2008, p. 31 (tr. Baptiste Touverey)

"Ce n'est pas lui qui l'avait attirée à lui, ni elle à elle, ils étaient tombés dans les bras l'un de l'autre, comme emportés ensemble par une tempête, l'un avec l'autre, l'un dans l'autre plongeant dans un inconnu sans fond, dans lequel sombrer était un évanouissement à la fois suave et brûlant - un sentiment trop longtemps endigué se déchargea, enflammé par le magnétisme du hasard, en une seule seconde. Et ce n'est que peu à peu, lorsque leurs lèvres collées se détachèrent, qu'encore pris de vertige devant le caractère invraisemblable de l'événement il la regarda dans les yeux, des yeux d'un éclat inconnu derrière leur tendre obscurité."

id. p. 37

"Comme mues par un poing tacticien, les masses marchaient, géométriques, ordonnées, tout en maintenant entre elles une distance comme mesurée avec l'exactitude d'un compas et en surveillant leur pas, chaque nerf tendu par la gravité, et à chaque fois qu'une nouvelle rangée - vétérans, groupe de jeunes, étudiants - arrivait le long de l'estrade surélevée, où, sans relâche, les coups de tambours s'abattaient en rythme sur l'acier d'une enclume invisible, un même geste de la tête parcourait la foule avec une raideur toute militaire : les nuques se tournaient d'une même volonté, d'un même mouvement, vers la gauche, les drapeaux s'agitaient, comme arrachés à leur cordon, devant le chef qui, le visage pétrifié, accueillait la parade des civils, inflexible. Imberbes, pubères ou ravagés par les rides, ils avaient  tous, à cet instant, le même visage traversé du même regard de colère, décidé et dur, le menton en avant en signe de défi et ils faisaient mine de brandir une épée. Et, de troupe en troupe, la cadence saccadée des tambours, d'autant plus exaltante dans sa monotonie, ne cessait de marteler les dos avec rigueur, les yeux avec dureté - forge de la guerre, de la vengeance, dressée, invisible, sur une place paisible, dans un ciel que survolaient avec suavité des nuages.
"Folie", balbutia-t-il à part lui, stupéfait, pris de vertige. "Folie ! Que veulent-ils ? Une fois de plus, une fois de plus ?"
Une fois de plus cette guerre qui venait de détruire toute sa vie ? "

id. p. 69-70.


dimanche 11 août 2019

Vertige du sublime et de l'impossible

"A peine Musset s'était-il rétabli, à Venise - nous continuons de citer sa meilleure biographe -, que les deux amants furent de nouveau saisis par le vertige du sublime et de l'impossible*. "Ils imaginèrent les déviations de sentiment les plus bizarres, et leur intérieur fut le théâtre de scènes qui égalaient en étrangeté les fantaisies les plus audacieuses de la littérature contemporaine* - c'est-à-dire la littérature de leur propre époque. Le registre de la vertu ne contient aucun comportement aussi agité - sauf bien sûr dans la mesure où de telles contorsions et convulsions furent des tributs conscients à la vertu."

Henry James, George Sand, Mercure de France, 2004, p. 79-80.

* En français dans le texte.


vendredi 2 août 2019

La lie de la terre

"Dans mon souvenir, les quatre ou cinq jours suivants semblent appartenir plus au rêve qu'à la réalité. Il y avait une douleur constante et sourde, noyée par de généreuses doses d'alcool, qui contribuèrent à maintenir ma sensation générale d'irréalité et de vertige. Je n'étais pas complètement ivre, mais je vécus pendant une semaine dans un monde flou, dans une sorte de brume mentale qui amortissait les chocs de tout ce qui arrivait extérieurement et intérieurement. De temps en temps un événement, comme l'entrée des troupes allemandes à Bayonne, balayait le voile de brouillard avec l'éclair net et éblouissant de la réalité ; puis, après deux verres de Pernod, le brouillard redescendait et je marchais à travers comme dans un décor miséricordieusement irréel."

Arthur Koestler, La lie de la terre, Le Livre de Poche, 1971, p. 89.


Stries que creusent le burin

"Mon atelier s'est toujours résumé à une table. J'ai renouvelé mes burins. (Les anciens étaient d'un acier de meilleure qualité, les cuivres étaient mieux planés, les alliages plus subtils et réguliers. J'ai dû composer.) La même table me suit à chaque déménagement. Son bord droit est érodé par les stries que creusent le burin dont j'éprouve la pointe en l'enfonçant dans le bois. Le même miroir est dressé au même endroit. Fêlé dans un coin, depuis des années, je ne l'ai pas remplacé. Il est le témoin muet, malgré la disparité, d'une unité, d'une continuité.
De même qu'il me faut encore, pour graver un dessin, passer par sa surface reflétante, je ne pouvais éviter le détour par les autres pour me trouver. Aujourd'hui dans cette dernière partie d'un parcours au relief accidenté, avec ses vertigineuses descentes, ses pénibles remontées, ses fréquentes fissures, je suis pleinement le sujet, à la première personne du singulier, du verbe graver. Avec une immense reconnaissance pour ceux qui m'ont donné ce qu'ils étaient, afin que je sois."

Cécile Reims, Un itinéraire à inventer, in Cécile Reims graveur, Maxime Préaud, Bernard Gheerbrant, Éditions Cercle d'art, 2000, p. 119.


jeudi 1 août 2019

Le tout pour le tout

"1928. Des jeunes gens qui ont le goût de l'absolu, mais qui savent jouer de la dérision comme du plus salutaire des vertiges, créent une revue dont le titre évoque les voyantes, les séducteurs et les espions d'Orient : Le Grand Jeu. René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, André Rolland de Renéville, Maurice henry, Joseph Sima, Artür Harfaux, André Delons, Monny de Boully, Pierre Minet, Hendrik Cramer, Ribemont-Dessaignes n'entendent pas forcer seulement les frontières terrestres, il sont en tête des défis plus risqués -ceux dont on ne revient pas, ou alors souverainement calciné : "Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu'une fois, annonce Roger Gilbert-Lecomte dans l'avant-propos du premier numéro du Grand Jeu. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C'est encore "à qui perd gagne". Car il s'agit de se perdre. Nous voulons gagner.

Zéno Bianu, Le tout pour le tout, Les Poètes du Grand Jeu, Poésie/Gallimard, 2003, p. 9.