vendredi 29 mai 2020

Tous les Moines Mantra du monde sont à présent à Sad Songs

Avant-dernière brassée de vertiges fresaniens :

"Dominer la vitesse des choses est la plus ambiguë et la plus paradoxale des bénédictions. Soudain, tout devient digne d'être manipulé et mis par écrit. Les personnes deviennent vite des personnages, et les puissantes exigences de la fiction étant satisfaites, les prières de plus en plus faibles de la réalité finissent par s'effacer. Le danger se présente parfois face à une subite inversion du système : ce que nous pensions fictif commence à justifier, voire à anticiper certains traits de la réalité. Alors la vitesse des choses prend l'apparence d'un vent sans limites, d'une force qui rase tout sur son passage, d'une forme de "maladie" (Panique de la Fuite Considérée ? Chose ? Esprit de l'escalier* ? Vertige des demoiselles ? Terreur des petites estampes religieuses ?) qui m'a attaqué sans prévenir tout en me sauvant paradoxalement la vie en m'empêchant d'écrire et en faisant de moi celui que je suis à présent : une curiosité vaguement dangereuse,un phénomène de foire.
Un écrivain qui n'écrit pas."
* En français dans le texte

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 575.

"Quand l'ordinateur m'a demandé si j'étais sûr de ce que je faisais, j'ai répondu par l'affirmative, lui disant que de toute ma vie, je n'avais jamais été aussi sûr de quelque chose.
Les visages, les informations, les cartes et les voix ont alors commencé à disparaître au plus vite, et le vertige de leur fin augmentait comme s'ils roulaient du haut d'une montagne. Grâce au miracle digital, au mirage du verre liquide, j'ai cru voir José de San Martín danser avec Evita, mais je n'en suis pas tout à fait sûr."

Id. , p. 579. 

"Carte postale n°22
Tous les Moines Mantra du monde sont à présent à Sad Songs et -pour simplifier les choses, pour donner une direction au fantôme vertigineux de Babel - tous communiquent entre eux en anglais."

Id. , p. 590.

José de San Martín



mercredi 27 mai 2020

Par dessus tous les temps

"Je sais que tu es parti en voyage, mais si tu as décidé de suspendre ta correspondance pendant tes déplacements, pourquoi ne m'en as-tu pas prévenue et pourquoi avant de quitter Rio ne m'as-tu pas posté un petit mot pour me faire patienter. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne comprends pas et bien que je me méfie beaucoup de l'affolement où je suis, je crois tout de même avoir conservé assez de sang-froid pour voir les choses avec des yeux presque raisonnables. Je me refuse à d'autres éventualités qui hantent mon imagination ; je me dis que si un événement imprévu était survenu, je l'apprendrais sans retard par des voies directes ou détournées, j'essaie de toutes mes forces de m'en convaincre, mais parce que je crois en toi et dans ton amour, il est des moments où e rejette l'idée que tu puisses te taire si longtemps de ton propre gré et alors, arrivée à la pointe extrême de mon espoir et de mon imagination, je suis prise de vertige et je tombe indéfiniment dans l'angoisse la plus pénible."

Maria Casarès, Lettre à Albert Camus, samedi 30 juillet 1949, in Correspondance, Gallimard, 2017.


mardi 26 mai 2020

Habile conférencier du néant

Rodrigo Fresán et le vertige, une histoire infinie...

"J'ai écrit successivement plusieurs versions de cet hymne pour arriver à un parfait distillat où toutes les langues sont représentées sans que cela provoque le genre de vertige morne qu'on ressent lorsqu'on nous parle et que nous ne comprenons pas ce qu'on nous dit, mais nous acquiesçons quand même car ainsi l'exigent les bonnes manières et le protocole touristique."

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 521.

"Les meilleures photos de Chivas Gonçalvez Chivas - comme celle du pont de Brooklyn - ne peuvent servir à illustrer un éditorial funèbre. Elles ne disent rien de lui mais racontent des histoires. Chivas Gonçalvez Chivas entouré de personnalités du beau ou du demi-monde, peu importe. Car tous semblent renoncer à leur condition de célébrités et graviter lentement en orbite, le plus près possible de l'éclat émanant de Chivas Gonçalvez Chivas qui, d'un sourire méprisant ou d'une main posée sur une épaule, a l'air de les condamner ou leur donner une raison d'être. Il est toujours flou ou légèrement hors-champ. Ces photos définissent le mieux son côté vertigineux : Chivas Gonçalvez Chivas était et continue d'être un générateur de moments inoubliables, un homme éphéméride changeant tout ce qu'il touchait  en histoire digne d'être écrite."

Id., p.549.

""Après ce premier accident, Chivas Gonçalvez Chivas s'est montré plus prudent, voire paresseux. "La vitesse des choses" avait perdu à ses yeux le vertige de l'acte réflexe, et une sorte de capacité contemplative a commencé d'orner et même parfois d'élever ses textes, qui contenaient désormais plus d'aubes que de nuits. Il écrivait moins et mieux, mais il ne restait rien de sa prose téméraire et cruelle. Avec le temps, l'Académie des lettres a reconnu sa grandeur  en invoquant toutes les mauvaises raisons possibles. Elle lui a accordé des diplômes et des doctorats honoris causa. Il est devenu un habile conférencier  du néant, les jeunes intellectuels l'ont hissé au rang d'affiche et les vierges aux yeux ébahis, aux cheveux longs et aux jeans délavés lui ont ouvert leurs jambes comme on ouvre un livre."

 Id., p.565.




lundi 25 mai 2020

Apparemment les miracles existent

"Tandis que la lumière du jour disparaissait à vue d’œil, je me suis dit que, à moins d’un miracle, j’allais mourir noyé.
Apparemment les miracles existent.
G. S.

 Gilbert Sinoué a traversé une expérience personnelle singulière qui l'a plongé au cœur du phénomène des coïncidences et de la synchronicité. Interrogeant l'histoire et les travaux de chercheurs qui se sont passionnés pour cette question, il nous propose un voyage vertigineux où s'entremêlent idées et histoires vécues.
Ce Petit Livre des grandes coïncidences a pour ambition de nous inviter à ouvrir les yeux et à éveiller notre attention sur ces événements imprévisibles qui échappent à notre contrôle, mais font peut-être de nous ce que nous sommes, et ce que nous devions être depuis toujours."

Présentation de l'éditeur

vendredi 22 mai 2020

Gouffre sournois qui s'ouvrait derrière

"C'était très désagréable. A diverses reprises, Angélo, arrivé au faîte d'un pignon (d'un de ces triangles noirs qu'il avait vus dans la nuit) et se trouvant brusquement en présence du gouffre sournois qui s'ouvrait derrière, avait chancelé, avait même dû s'appuyer de la main sur les tuiles et repartir obliquement à quatre pattes. Ces profondeurs aspiraient.
Mais ces vertiges s'ajoutaient les uns aux autres et même quand, de l'autre côté du faîtage il n'y avait au bas de la pente du toit qu'un autre toit qui remontait, Angélo se laissait glisser dans ce creux de houle avec une inconscience de somnambule. Son esprit était cependant en éveil et il souffrait atrocement de ces abandons de force physique. La peur le prenait au ventre et il vomissait chaque fois un peu de bile."

Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Folio, p. 148.

"Le plus simple était d'aller s'abriter contre la rotonde de l'église. Là, pas de risques. Les arcs-boutants faisaient de l'ombre ; ils semblaient recouvrir comme une tonnelle un petit endroit plat.
C'était en effet une véritable tonnelle et un endroit plat recouvert de zinc. Malgré sa soif évidente, Angélo attendit d'être arrivé pour boire. Il se méfiait des chausse-trapes et du vertige."

Id. p. 155

"Il se mit à errer sur les toits. Il ne faisait plus du tout attention à ces gouffres que les cours intérieures ouvraient soudain devant lui. Il était occupé d'un autre vertige. Il s'en alla même fort calmement ramasser ses bottes sur la pente assez raide d'un toit où il les avait fait rouler au cours de la nuit dans le débat de ses rêves."

Id. p. 167.


Le Hussard sur le toit, Jean-Paul Rappeneau, avec Olivier Martinez (Angélo)

mercredi 20 mai 2020

Faux ordre des pages des calendriers

Rodrigo Fresán encore et encore...

"Les années qui ont suivi cette soirée sont difficiles à placer dans le faux ordre des pages des calendriers. Bruits, lumières colorées, un chœur qui semble fait d'une seule voix élastique enveloppant tout pour m'emmener au-delà de Jupiter et de l'infini. Vertige de jours et de nuits qui se confondent et pourraient être lus sans respecter aucun ordre car tout brille, tout sonne à peu près de la même manière étourdissante, sans vacances ni jours fériés."

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 452.

"J'ai découvert cela un dimanche inoubliable, lorsque je suis monté dans l'hélicoptère de mon père pour bombarder de cocktails Molotov (préparés avec minutie dans des bouteilles d'un vin trop cher pour être bon) la performance d'un cousin ou d'une cousine qui avait un handicap bien supérieur au mien. Ce cousin ou cette cousine m'avait volé un fiancé ou une fiancée, je ne me rappelle pas, je ne suis plus très sûr de cette histoire. Il y a eu un pépin, un problème avec l'hélice arrière (c'était un vieil hélicoptère usé, une vénérable épave du Vietnam ou du Nicaragua), à moins que l'altitude vertigineuse de ma fureur ait tout déclenché. Je me suis écrasé très précisément au milieu du pubis de la géante de gazon et de sable."

Id. p. 452.

"Certes nos jours sont comptés, mais tout n'est pas perdu tant qu'un soir, une fille continue de tomber dans une piscine. Il ne faut surtout pas allumer les lumières, car dans le noir toutes les ombres sont sombres. Je crois que l'important, ce qui nous sauve et nous fera encore un peu gagner la bataille, c'est de connaître au moins une fois dans sa vie le vertige de tomber de bas en haut."

Id. p. 473-474.


mardi 19 mai 2020

Un jour, nous redeviendrons adultes

" (...) Le pouvoir a tous les pouvoirs. Médecin et employeur, il est aussi notre juge d’application des peines qui décide de la durée comme de la dureté de notre confinement. Pourquoi s’étonner alors que trente-sept millions de Français, un record, « deux fois le score d’une Coupe du monde de football », aient écouté le président de la République le 13 avril dernier quand celui-ci s’exprima sur onze chaînes à la fois ? Que pouvaient-ils faire d’autre ce soir-là ?

Le vertige s’accroît du fait que cette puissance ne sait pas où elle va. Ses décisions sont comminatoires, même quand elles se contredisent. Les masques ? Ils ne servaient à rien, c’était certain, tant qu’on n’en avait pas. Ils sont redevenus utiles — c’est-à-dire susceptibles de sauver la vie — depuis qu’on en dispose. La « distanciation sociale » s’impose, c’est entendu, mais la distance de sécurité s’accroît de 50 % quand un Français se rend en Belgique ou franchit le Rhin, et elle double s’il parvient à traverser l’Atlantique. Enfin, on nous dira bientôt quel âge et quelle corpulence interdisent toujours de sortir de chez soi. Mieux valait autrefois être vieux et gros qu’aujourd’hui « senior » et « en surpoids » : les premiers étaient au moins libres de leurs pas. On apprendra aussi pourquoi les écoliers ont cessé d’être contagieux pour des enseignants proches de la retraite à qui on continue pourtant de recommander de conserver leurs distances avec leurs petits-enfants.

Un jour, nous redeviendrons adultes. Capables de comprendre et d’imposer d’autres choix, y compris économiques et sociaux. Pour le moment, nous prenons des coups sans pouvoir les rendre ; nous parlons dans le vide et nous le savons. D’où ce climat poisseux, cette colère inemployée. Un baril de poudre au milieu d’une pièce, et qui attend son allumette. Après l’enfance, l’âge ingrat…"

Serge Halimi, Monde diplomatique mai 2020, éditorial. 

John Crossley. — « Deep down » (Tout au fond).



lundi 18 mai 2020

Les effets de cumul — et « la fois de trop »

"Et la Grande Dépression ? À l’évidence, nous sommes plus proche de cette configuration. Effondrement de production, chômage au zénith — le taux de chômage montera jusqu’à 36 % aux États-Unis en 1932. Les images, nous les connaissons : la littérature et le cinéma se sont chargés de nous les mettre sous les yeux. Elles n’étaient pas belles à voir, et après ? Le capitalisme n’a-t-il pas redémarré « comme il redémarre toujours » ? C’est vrai : il avait redémarré. Mais le capitalisme n’est pas une chose autonome suspendue en l’air : il est dans une société, et même s’il la façonne profondément à son usage et à sa continuité, il ne se maintient que si celle-ci le laisse se maintenir. Or les sociétés bougent, leur sensibilité se déplacent. Des images tolérables jadis ne le sont plus aujourd’hui. Au début du XXe siècle on envoyait les hommes à la boucherie par millions. Ce serait moins évident aujourd’hui… Les années 30 ont peut-être réussi à « faire » avec la famine, les gosses en haillons et des morts de faim sur les bas-côtés, on n’en tirera pas la conclusion que la société d’aujourd’hui est partante pour rééditer l’exploit.
Alors c’est exact, à 25 % de taux de chômage en 2015, la société grecque n’a pas moufté non plus — manière de parler : les protestations n’avaient pas manqué. Était-ce parce que beaucoup estimaient que ce gouvernement « de gauche » ne pouvait pas être totalement mauvais, en tout cas qu’il était meilleur que les autres possibles ? Etait-ce parce que « moufter » aurait voulu dire — au moins — sortir de l’euro et que l’idée était encore trop vertigineuse ? Mais précisément : la société grecque se retapera-t-elle, tel quel, un taux de chômage à 25 % ? Car la deuxième fois n’est pas juste une deuxième première fois — surtout quand elles se suivent à si peu d’intervalle. À un moment tout de même, il y a les effets de cumul — et « la fois de trop ».

Frédéric Lordon, Quatre hypothèses sur la situation économique, 28 avril 2020. 

« Le Colosse », 1808-1812 (Inconnu, longtemps attribué à Goya).

vendredi 15 mai 2020

Tu es le seul à pouvoir m'apaiser

"Pardonne-moi. Pardonne-moi, mon chéri. Ton beau visage fatigué. Dors, dors en paix. Tu peux être en paix, tu en as le droit.
Pardonne-moi d'avoir été méchante. Si méchante... comment se peut-il ? Avec toi, ma vie ?
Mais je t'aime tant. Je suis si peu habituée à aimer de cette manière. Je suis si dépassée par cette rage tour à tour douce et violente qui s'empare de moi chaque jour davantage pour m'entraîner... où ? J'en ai presque peur. Si tu me manquais tout à coup, si tu venais à disparaître, si je devais vivre avec l'idée que tu n'es plus, qu'arriverait-il ? Ce soir j'y pense sans cesse et un tel vertige me prend que, si cela ne devait pas te réveiller, je crois que je m'habillerais et je partirais tout droit chez toi ; car tu es le seul à pouvoir m'apaiser."

Lettre de Maria Casarès à Albert Camus, 21 juin 1949, Correspondance, Folio/Gallimard, p. 119.




jeudi 14 mai 2020

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

"La succession des récits savants s’ouvre avec circonspection, avec des pincettes même, sur la projection mentale des mages, devins, astrologues ou prêtres sumériens, entre le Tigre et  l’Euphrate, juchés nuit après nuit sur leurs tours de brique crue, grise, triste, que la pluie et le vent délitent, l’œil collé à un cristal de roche vers le ciel, notant nuit après nuit la position des astres sur des tablettes d’argile, de leur écriture en forme de coins, les mages sumériens ou babyloniens projetant dans le ciel les signes lus dans le ventre des animaux, projetant au firmament les douze maisons où demeurent les dieux tout autour du zodiaque, observant le décalque du ciel sur les quatre parties du monde, « au  Nord et à la droite », « au Sud et à la gauche », « en haut et à l’Ouest », « en bas et à l’Est », dans la célébration du dieu-Lune (Sîn) et du dieu-Soleil (Shamash), mélangeant les signes du ciel et les  signes de la terre avec des mots et secouant les mots, accélérant les syllabes, percutant les lettres, pour lire au terme d’une ivresse pleine de charme, d’étrangeté, de vérité et de beauté ce qui est écrit à l’attention de chacun, son lot, ton destin sur lequel tu dois jouer ta partition … la succession des récits parfois ouverte sur la ronde des cailloux de Stonehenge dressés à ce qu’il paraît de manière à recevoir le Soleil et la Lune comme- ci ou comme ça aux solstices et aux équinoxes … voire échappée la succession des récits, des rives du fleuve au limon fertile, au delta en forme de feuille de papyrus, sous le couvercle du sarcophage d’Osiris où le Soleil s’embarquait chaque matin à l’horizon pour suivre sa course de scarabée et plonger le soir sous la voûte du ciel bleu roi piqueté d’étoiles … la succession des récits débutant cependant véritablement, sérieusement, rationnellement, dans la clarté crayeuse de la péninsule grecque, quelque cinq cents ans avant l’ère du Christ sur le calendrier du pape Grégoire, la terre prenant alors sa forme de boule dans l’observation de l’ombre courbe de la Terre sur la Lune lors des éclipses, des voiles des navires s’abaissant derrière l’horizon et de  l’ascension de l’étoile polaire dans le ciel vers le Nord ainsi que le rapportaient les voyageurs … les sept planètes tournant avec le soleil sur leurs sphères autour de cette boule bleue, immobile et couverte d’eau, de montagnes  et de forêts obscures, tournant ainsi depuis toujours et pour toujours, les observations et les calculs consignés sur des tables et recopiés sur des volumes rangés au fond de cette bibliothèque appelée à disparaître dans les flammes, à Alexandrie, puis traduits en arabe, les observations et les calculs transposés dans le calendrier du prophète Mahomet, conservés durant quelques siècles à l’abri de la disparition dans les bibliothèques des observatoires à la silhouette sableuse contre le bleu du ciel, à Damas et à Bagdad, les sept planètes, leurs cycles et les comètes … jusqu’au grand réveil, au grand départ, au lâcher des caravelles aux voiles frappées de la croix rouge pour le grand meeting d’Hispaniola, tout autour de la boule bleue qui se mit non seulement à tourner sur elle-même, mais encore à tourner autour du Soleil, comme l’expliqua, in extremis, un prêtre polonais dont le nom sonne comme un nom de poison, Mikolaj Kopernik, alors que tout semblait se mettre en mouvement, que l’homme lui-même s’érigeait lui-même avec son grand h, les sept planètes tournant maintenant autour du Soleil, comme le vérifia au cours de quelques nuits de juillet 1609, à moins que ce ne fût l’année suivante, le professeur de mathématique messager des étoiles, au double nom de terre biblique, Galileo Galilei, observant à la pointe de sa lunette et dessinant à l’encre la surface grumeleuse de la Lune, découvrant quatre des astres qui tournent autour de Jupiter, aussitôt dédiés au puissant du moment sur cette parcelle d’espace qui a nom Florence, Cosme de Médicis, Galilée renonçant à compter une à une les myriades d’étoiles apparues le long de la Voie lactée, apercevant l’anneau de Saturne, soupçonnant Neptune, voyant de ses yeux les taches du Soleil et rapportant les phases de Vénus … alors le récit s’accélère, s’emballe, se hausse à des hauteurs vertigineuses, les savants, philosophes, physiciens et mathématiciens décryptant les lois de la nature comme on disait, déchiffrant le grand chiffre, en d’interminables joutes, hypothèses et coups de dés venant définir, infirmer, confirmer, prouver, dénier, prédire et démontrer les trajectoires elliptiques des planètes, le jeu universel des forces, la décomposition de la lumière en arc-en-ciel, la nature avec son grand n livrant comme on disait ses secrets sous forme de quelques formules mathématiques comme des fleurs écloses, des roses libérant un parfum que les savants pouvaient respirer durant des dizaines d’années, l’œil collé à leur télescope, découvrant véritablement Neptune au passage, puis Uranus, engrangeant dans leurs catalogues leurs moissons d’étoiles bientôt consignées sur des feuilles de papier noir au moyen de ce nouveau procédé de fabrication des images, si exact et si prompt, soumis aux règles de la géométrie, selon les mots du savant François Arago, les étoiles rassemblées en constellations aux noms sortis du fonds antique, puis classées selon une, deux, trois nomenclatures aux sèches indexations alphanumériques, de sorte que les cartes du ciel composent de somptueux tableaux à l’image d’immenses projections sur un fond bleu roi, de taches jaunes, orangées, bleues pales ou blanches, prises dans le réseau des lignes imaginaires, dans l’épaisseur desquelles se superposent les maisons des dieux mésopotamiens, les personnages de la mythologie grecque tel cet Orion aveugle, ainsi qu’une pluie de lettres grecques et de chiffres précédés des lettres « M » ou « NGC », à la manière des tableaux de cargaisons d’étoiles de l’impossible peintre allemand Anselm Kiefer répétant ce vers à l’infini

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,        Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,                Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,
 
le Soleil et ses planètes tenus encore un moment pour le centre de tout jusqu’à ce qu’un nouveau savant au nom en forme de coquillage, William Herschel, vienne le placer, le Soleil, et ses sept, huit ou neuf planètes, la boule métallique de Mercure, la sulfureuse et splendide Vénus, Mars, Jupiter aux somptueuses marbrures blanches et orangées comme les billes d’agate de ton enfance, le ballon ceinturé d’anneaux de Saturne, Uranus toute bleue et dont les satellites célèbrent le songe d’une nuit d’été, Neptune aux trois arcs baptisés Liberté Égalité Fraternité, autour de laquelle tournent Thétis et aussi Rhéa parmi une quinzaine d’autres satellites, et Pluton tout au loin comme un gardien au dernier cercle du système, accompagné de Charon, le passeur vers l’au-delà … le soleil et ses planètes désormais nichés dans une lointaine banlieue de la galaxie, quelque part du côté de Pantin ou du canal de l’Ourcq, sur l’un de ces bras qui s’enroulent en gigantesques spirales de feu d’artifice … puis un jeune fonctionnaire du Bureau des brevets de Berne à la petite moustache et aux cheveux bientôt fous, Albert Einstein, vient expliquer que le temps que l’on
croyait nommer n’est pas le temps de toujours et comment nouer ensemble la mince garcette de ce temps-là avec l’épaisse corde à trois torons de l’espace … jusqu’à ce moment où le sculpteur Constantin Brancusi sculpte Commencement du monde, plein comme un œuf … et qu’un astronome au nom de hublot ouvert sur l’infini, Edwin Hubble, ne perçoive l’écho de milliards de galaxies en fuite vers le fond de l’univers, ce fond, The Deep field, au nom de tableau du peintre américain Jackson Pollock, ce fond de l’univers qui est aussi son commencement, ou plutôt juste après son commencement, et que tu peux voir aujourd’hui grâce aux incroyables images rapportées par le télescope qui porte le nom du savant Hubble, une vision de trésor, une poignée de pierres précieuses jetée par la main d’un pirate sur la table couverte d’une toile cirée noire."

Arnauld Le Brusq, Monuments, L'Insulaire, 2006, p.215-219.

Le site d'Arnauld Le Brusq, Terre-Gaste.


mercredi 13 mai 2020

L'instinct de ciel

"Il y a dans la chambre une commode de merisier clair, une lampe avec un abat-jour de soie, une pendule, des rideaux naïfs et quelques livres de chevet : ils rhabillent de pudeur ce lieu où chaque nuit leur corps retire sa doublure et retourne vers l'intérieur son œil grand ouvert. Combien de fois de leur vivant descendent-ils ainsi sous la terre, essayant d'y trouver les clefs des portes de corne ou de fer qui ne s'ouvriront pas ? Combien de fois se jettent-ils les uns vers les autres, avec spasmes et frissons, sans jamais étreindre rien d'autre que quelques dizaines de kilos de chair ? Qu'ils râlent ou qu'ils chantent, qu'ils joignent les mains ou supplient le ciel, nul oiseau ne déviera son vol, nul Dieu ne prêtera l'oreille à leur vertige."

Jean-Michel Maulpoix, L'instinct de ciel, Mercure de France, 2000, p. 26-27.


 










mardi 12 mai 2020

Le seul feu parfois d'un instant d'extrême enfance

"Thévoz, tu le sais, toi aussi : cette procession de peupliers solennels, cette double file de vivantes colonnes vertigineuses qui guidait le voyageur vers ton village et ta maison, ils l’ont jetée à bas, ils l’ont dépecée avec des scies, des haches, et ces coins de métal qu’on enfonce à coup de masse en pleine chair. Il n’y a plus, entre les berges de gazon, qu’une route sans accueil, pâle et dure sous trop de soleil comme une rivière que le gel a saisie — un chemin mort. 
 Est-ce que nous pourrons sauver nos souvenirs ?
J'ai cru longtemps à la toute-puissance de cette mémoire oblique par qui notre nuit intérieure, sourde et close à nos appels, soudain s'illumine et nous appelle, quand le biais d'or du rayon magique allume dans le noir le monceau miroitant des minutes ensevelies ou le seul feu parfois d'un instant d'extrême enfance. (Et même, si toute cette ombre s'obstine à demeurer ombre, un parfum aveugle, une voix sans voix s'y raniment et remontent jusqu'à nous.) Tout ce que le Temps nous a donné et n'a pu, croyais-je, nous reprendre. Nos seuls trésors.
Est-ce qu'ils nous seront peu à peu repris ? Cela aussi, comme le reste ?"

Gustave Roud, Adieu à une route morte, in Air de la solitude, Poésie/Gallimard, p. 97-98. 

Gustave Roud





lundi 11 mai 2020

Village dissimulé dans les pierres comme un nid de guêpes

"Le chemin que suivait le cheval d'Angélo frappa de la tête contre un de ces rochers en forme de voile latine, et il se mit à l'enlacer en direction d'un village dissimulé dans les pierres comme un nid de guêpes. Angélo sentit le changement de cadence dans le pas du cheval ; il s'éveilla et s'aperçut qu'il montait à travers de petites terrasses de terres cultivées, soutenues par des murettes de pierres blanches et portant des cyprès très funèbres. Le village était désert ; les murs de sa ruelle étouffaient ; les réverbérations de la lumière donnaient le vertige."

Jean Giono, Le hussard sur le toit, Folio/Gallimard, 1951, p.29.

"La chaleur venait par averses terriblement lourdes, longues, étouffantes. En touchant son front pour repousser ses cheveux en arrière, Angélo s'aperçut qu'il suait froid. L'oreille était saisie d'un crépitement imperceptible mais si continu qu'il saoulait et donnait le vertige.Brusquement, Angélo eut un haut-le-cœur et il vomit. Il regarda très attentivement ce qu'il venait de vomir. C'était une gorgée de glaire. Il continua à fumer."

Id, p. 114.

Jean Vilar, Jeanne Moreau et Gérard Philipe au Festival d'Avignon,
Version radiophonique du Hussard sur le toit  réalisée en 1953 par René Wilmet, d’après une adaptation d’André Bourdil
Avec Gérard Philipe (Angelo), Jeanne Moreau* (Pauline)...

dimanche 10 mai 2020

Hâchoir-hacking de nos futurs incertains

"MATIN. Avis du Conseil national du numérique sur le développement de l’application de « social tracking » StopCOVID. Il est favorable, comme de bien entendu (les mauvaises langues, qui n’ont pas toujours tort, disent dudit Conseil qu’il est une « instance indépendante sous contrôle gouvernemental »). En résumé, les sages proposent de changer le nom de l’application en AlerteCOVID « pour ne pas lui faire porter de fausses promesses » (sans préciser lesquelles seraient « vraies »), de l’« encadrer par un décret fixant les conditions de sa mise en œuvre, sa durée dans le temps et des garanties sur la protection des données » (sans s’avancer sur une durée, par essence, impossible à statuer, sauf à jouer les Trump prophètes de printemps), de nommer quelques « citoyens experts » (sans dire là non plus ni qui, ni comment, ni sur quels critères), et, in fine, de serrer les fesses : « Les membres du Conseil ne sauraient nier l’absence de risques sur les droits et les libertés fondamentaux des citoyennes et citoyens mais considèrent que ces risques sont limités, d’une part, car les citoyennes et citoyens pourront choisir d’utiliser ou non cette application et, d’autre part, car des garde-fous juridiques existent en cas d’abus.  »

Depuis des semaines, je regarde geeks et codeurs s’empoigner sur l’affaire — à la recherche d’un peu de bluetooth dans le grand Bazar. Leur littérature est foisonnante, contradictoire, vertigineuse, comme si, sans coup férir, toute notre vie d’Après passait en ce moment même dans une centrifugeuse, RobotMix de nos déplacements de demain, hâchoir-hacking de nos futurs incertains, entre peste et choléra, Covid et Corona, entre « crédit social » à la chinoise et « capitalisme de surveillance » à la GAFA. (...)"

David Dufresne, SAMEDI 25 AVRIL 2020 - JOUR 41, Corona Chroniques

Dessin : Gary Tupolev


vendredi 8 mai 2020

Faire de son mieux

"Gilbert Garcin est mort. C’était dans l’ordre des choses : un vieux monsieur, 90 ans. Et qui, après toute une existence d’entrepreneur en luminaires (déjà un programme en soi, si l’on y pense : éclairer, jouer des lumières et des ombres), vivait à La Ciotat une vieillesse peu commune : une deuxième vie soudain, de photographe, entamée à sa retraite, après un stage aux Rencontres d’Arles, et qui en deux décennies avait fait de lui presque une star, les amateurs de photographie du monde entier fascinés par ses photomontages minutieux, vertigineux de poésie et d’indifférence aux modes, à commencer par celle d’aller vite - une photo par mois tout au plus, à peine 300 images en vingt ans, invariablement prises à la lumière des mêmes projecteurs, braqués sur les mêmes personnages de papier jamais plus hauts qu’une vingtaine de centimètres.
[...]
J’ai rouvert le livre de Gilbert Garcin Faire de son mieux (Filigranes, 2013). J’ai été à nouveau frappé par la force de ses images, leur pouvoir d’évocation, leur puissance de pensée. Images ouvertes. Vertigineusement signifiantes, d’une signification multiple, surchauffée comme une boule à facettes chaque fois par le titre. La vie (résumée), où l’on voit Mister G marcher en rond dans le sable en portant sa croix, jusqu’au jour où ne reste plus que la croix, plantée au milieu du sable. (...)"

Sylvain Prudhomme, Extraits de la chronique "Mister G s’en est allé", Libération, 24 avril 2020.


Le départ, 2000, par Gilbert Garcin. 

jeudi 7 mai 2020

Pour la dernière fois sur les plages du passé.

Nouvelle rafale de vertiges fresaniens :

"Il suffira, j'en suis sûr, d'une rapide énumération de prises de vue ratées et de paysages vertigineux pendant que je tentais de capturer des angles toujours plus aigus, obtus, horizontaux dans leurs 180 degrés."

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p.285.

"Je parlerai au début d'une voix lente et rauque, mais à mesure que je remonterai le temps, elle deviendra légère et douce au point d'adopter le rythme vertigineux qui caractérise tout ce qui arrive pour la dernière fois sur les plages du passé."

Id. p. 329.

"J'entre dans ma vie d'écrivain et j'en sors comme on s'autoriserait un court vertige, un tour de plus dans les portes à tambour des grands magasins. Je ne me suis jamais fait d'illusions à ce sujet : ma vie d'écrivain est beaucoup plus fugace que ma vie de salaud, mais grâce aux mots couchés sur le papier, elle se débrouille pour la contenir, la raconter, ne pas la laisser s'échapper."

Id. p. 341.




mercredi 6 mai 2020

Panique

Un beau bouquet de vertiges dans le livre de Lydia Flem, en accès libre dans le cadre de l'opération "Le seuil du jour", le temps du confinement. Ce qui ne saurait surprendre quand le titre et le thème du livre est la Panique. un bel exemple, soit dit en passant, de ce que j'ai appelé la contagion du vertige. En effet, il faut attendre la page 52 pour noter le premier vertige, et puis tout s’accélère : sept vertiges dans les pages qui suivent, dont deux, pages 110-111, et pas moins de trois dans les deux dernières pages.

Via Diacritik.

"Elle m'en veut. Elle joue avec moi comme à la poupée, me raconte des histoires, me séduit de ses récits, me perce de sa voix trop haut perchée,puis me laisse choir. Chute vertigineuse, chambre d'échos. Sa mère l'a trahie, elle trahira sa fille."

Lydia Flem, Panique, Seuil, La librairie du XXIème siècle, mars 2005, p. 51-52.

"Ce jour-là, l'angoisse remplaça le temps.
Tous les souvenirs se sont effacés. Plus de vingt ans déjà. Demeure cet interminable moment de vertige et d'étranglement. Chaque seconde fut une douleur, une lutte, puis une épuisante et minuscule victoire."

Id, p. 63.

"Chaque seconde dure une éternité. Ma gorge devient plus étroite qu'un cheveu. Tout mon corps est en alerte. Mes pensées s'affolent, défilent des images d'accidents, de catastrophes, de sous-marins à la dérive, de camions sans freins, de vertiges incoercibles, de panne atomique."

Id, p. 91.

"Quelle est cette maladie invisible ? A qui raconter cet air qui manque, cette oppression, ces pensées envahissantes, ce vertige, cette accélération, cette panique qui abolit tous les repères ?"

Id, p. 97-98.




"Sa tête était pleine de calculs ridicules. Tout était bon à observer. Pour gagner quelques secondes de répit. Quelques secondes de moins à souffrir. De seconde en seconde, de minute en minute, il fallait gagner du temps sur l'angoisse. Retrouver sa respiration. Éloigner le vertige.
Elle se croyait seule au monde à souffrir de la panique."

Id, p. 110.

"Je suis sur le bord de la chais, j'écris pour me sentir un tout petit peu vivante. Je suis terrassée par la panique. Le vertige me prend à chaque mouvement de la tête. Je me vois dans l'avion, étouffant, oppressée, rongée par l'angoisse, au bord de la mort."

Id, p.111.





mardi 5 mai 2020

Buée évaporée qu’est toute vie

J'avais repéré un vertige chez le poète Jacques Ancet, au hasard d'un surf sur Facebook. Impossible de le retrouver. Dans ces cas-là, je passe mon chemin d'habitude, mais j'avais à coeur d'incrire à l'inventaire ce grand poète et traducteur. Aussi ai-je dérogé pour une fois à ma règle et cherché un autre vertige dans son oeuvre. Cela n'a pas été très difficile : je trouvai mon bonheur à la fin d'une note de lecture de Florence Trocmé sur l'excellent Poezibao.

« Voilà vingt-sept ans que je mets mes mots dans les tiens », disait Jacques Ancet lorsqu’il préfaçait le dernier livre de Valente Fragments d’un livre futur, préface dans laquelle il évoquait la tentative du poète de laisser une trace de cette « buée évaporée qu’est toute vie ». Avec son livre La Dernière phrase Jacques Ancet tente à son tour de saisir l’indicible, l’insaisissable, « l’infime vertige » dans le jour. « On appelle/, mais sans la bouche, d’un petit coin/quelque part entre mémoire et corps ». 

lundi 4 mai 2020

Le premier salaud dont je me souviens bien est Grand-père

"Les raisons qui se cachent derrière les actes d'un salaud sont - de même que celles d'un Dieu supposé - toujours impénétrables. Et je dois avouer que rien qu'à l'idée de les passer en revue - quant à les justifier, je n'essaierai jamais -, j'ai un peu le vertige, comme lorsqu'on se trouve devant la porte de la maison où l'on a toujours vécu, une boussole au fond de sa poche, les mains pleines de données géographiques, sans avoir la moindre idée de là où on est."

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 242-243.

"Ainsi l'ivresse finale de mon désordre, l'ultime soûlerie définitive, consiste à aller de A à B sans perdre de vue le temps que prendra une brève escale à Z, un résumé de ce qui a été publié dans R, en sachant que tout ce qui s'est dit jusqu'à présent et se dira à l'avenir n'était et ne sera jamais qu'une sorte d'épouvantail constitué de mots qui, je l'espère, n'effraiera personne, sauf ceux qui doivent le craindre. Une épreuve initiatique. Une façon de dire qu'il me fallait arriver jusqu'ici pour m'assurer non pas que vous êtes dignes de mon histoire, mais que vous avez assez de défenses et d'anticorps pour l'affronter sans fermer les yeux dans les virages et les lignes droites les plus vertigineuses de mon autopsie.
Je n'ai jamais dit que ce serait facile."

Id. p. 245.

"Le premier salaud dont je me souviens bien est Grand-père, un monstre élégant et compliqué qe je n'ai jamais pu décrire avec précision jusqu'au soir où, au cinéma, j'ai vu l'acteur américain Christopher Walken. Même s'il ne lui ressemblait pas physiquement, Grand-père était rigoureusement identique à Christopher Walken : un vertige de menaces, un canif ouvert dans un tiroir sombre, un sourire sans échappatoire. A une certaine époque de ma vie, dès que sortait un film avec Christopher Walken, j'allais le voir en compagnie d'une bouteille d'alcool fort et, devant l'écran, je criais en m'adressant tout à fait sérieusement à Grand-père."

Id. p. 252.

Christopher Walken, 2019.

dimanche 3 mai 2020

Le malheur des uns fait le bonheur du petit porteur

"A 10h08, BFM Business claironne : c’est justement le moment ou jamais d’acheter du Korian ! (Un ami, la semaine dernière : « pour ta plongée de fin du monde, tu devrais regarder cette chaîne, ça va te distraire  » — en un mot, BFM Business c’est la même vision du monde que BFM, mais sans s’encombrer de nuances). Sur l’écran, une aiguille de tableau de bord s’affole dans le vert, le cadran va de gauche à droite, du rouge VENDRE à RESTER A l’ECART en rose, pour passer par NEUTRE, CONSERVER, et finir par le graal vert prairie : ACHETER. Au téléphone, un marchand déballe son tapis : de la mastodonte comme ça, à prix d’ami, il faudrait être couillon pour pas se baisser. Selon l’adage, le malheur des uns fait le bonheur du petit porteur.

Leçon de boursicotage. Grâce à « une surmédiatisation à cause de deux ou trois Ehpad, où il y a eu énormément de décès », le titre Korian ne vaut donc plus rien. Et cette conjoncture, faut voir loin, faut voir long terme, ces morts « c’est quand même marginal à l’échelle du groupe » note le commerçant. Et si, bien sûr, « le business doit s’adapter et c’est compliqué, beaucoup d’établissements ne peuvent plus prendre de résidents » (comprendre le non-dit : rupture de stock) c’est justement ça qui est juteux, vous voyez pas, la voilà l’affaire, le voilà le vert : ces résidents qui meurent et qui manquent (à gagner), « ce sera passager  ». « Tout ceci devrait finir par se tasser, je ne sais pas si ce sera à la fin du #confinement, mais les activités pourront reprendre leur cours. Et on retrouvera à ce moment-là un business, toujours le même, un business solide, en croissance. » Et en avant le mouroir-caisse.

Malicieuse, l’équipe d’Arrêt sur Images rappelle que les rédactions de Libération et de BFM appartiennent au même milliardaire et se partagent le même immeuble. Pendant que le chroniqueur télé remballe sa camelote, on s’interroge : dans l’éco-système investigation / profits boursiers, qui sortira gagnant ? Ceux en quête de liquidités ou ceux en quête de vérité ? Le propriétaire des deux, metteur en scène de toute la scène ? Vertiges. Et si c’était ça, la morale de l’histoire ? Dans sa folie meurtrière, le Covid-19 a aussi du bon. Il remet la réalité à sa place, et son sens premier à la guerre économique."

David Dufresne, CoronaChroniques, lundi 20 avril 2020, jour 36. 

 

samedi 2 mai 2020

Comme un somnambule éveillé

"Il est des expériences que l’on a besoin de partager pour parvenir à les absorber. Celle-ci restera l’un des pires souvenirs de ma vie – bien que le terme de souvenir, avec ce qu’il suppose de continuité psychologique entre le passé et le présent ne convienne pas tout à fait. Disons un moment de vertige et de désarroi qui fut aussi une expérience métaphysique bouleversante. L’espace d’un instant, je me suis en effet retrouvé comme un somnambule éveillé, à la fois présent à moi-même et pourtant privé de tout repère. Avec une inquiétude sourde : cela pouvait-il durer indéfiniment ?"

Martin Legros, Carnets de la drôle de guerre, Philosophie magazine, 20 avril 2020.  

Le même jour, entretien avec le philosophe camerounais Achille Mbembé, formé à la Sorbonne, il est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand (Johannesbourg). 

Extrait :

"Cette épidémie n’est-elle pas un retour du refoulé de la vulnérabilité de l’homme blanc qui se vivait depuis quelques décennies comme indestructible ?

Nous assistons à un retour du corps sous sa forme virale. Ce n’est plus nécessairement le corps qui s’aime, le corps narcissique du néolibéralisme, celui qui est pris dans le vertige de l’autocontemplation et de la monstration, mais un corps dont il faut se méfier – celui d’autrui bien entendu mais aussi notre propre corps. Nous voilà en permanence à son écoute, craignant soudain qu’il nous joue un sale tour. Nous en interprétons le moindre mouvement interne, le moindre bruit ou échappée sous la forme d’éternuement, de fièvre, de démangeaison, de toux. C’est un corps d’ambivalences, d’incertitudes, et potentiellement létal, qui revient sur le devant de la scène, un corps contaminé et ordonné à la putrescence. La redécouverte de ce corps putrescible est un choc, notamment en Occident, où les efforts pour déréaliser le corps ou le transférer sur des objets artificiels étaient très avancés. La conclusion est que nous sommes finalement condamnés au corps – au nôtre et à celui d’autrui. En tant que communauté humaine, nous sommes condamnés à faire corps d’une manière qui nous oblige à apprendre à mourir, et à arrêter de déléguer notre mort à autrui, à prendre en charge toutes les vies et toutes les morts de façon égale. L’« homme occidental blanc » (si un tel terme veut dire quoi que ce soit) ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas. Qu’est-ce que cela implique politiquement ? Je n’en sais rien pour le moment. Mais je sens fortement que c’est l’une des interpellations que nous adresse ce moment pathogène. "



vendredi 1 mai 2020

Tu es le seul à pouvoir m'apaiser

"Je sais qu'il te faudrait au moins deux vies pour aller au bout de tout ce que tu as à faire et c'est justement pourquoi je voudrais que tu resserres la seule qui t'est offerte et que tu ne t'éparpilles pas même pour aider à vivre des gens qui ont, eux, trop d'années d'existence qu'ils ne sauront jamais combler.
Enfin, de tout cela nous parlerons longuement. Mon Dieu, dire que bientôt je pourrai t'écouter pour la première fois, car en fait, tu ne m'as encore jamais parlé... Ah ! j'ai le vertige !"

Maria Casarès, Lettre à Albert Camus, 27 août 1948, Correspondance, Folio/Gallimard, p. 87.


"Pardonne-moi d'avoir été méchante. Si méchante... comment se peut-il ? Avec toi, ma vie ?
Mais je t'aime tant. Je suis si peu habituée à aimer de cette manière. Je suis si dépassée par cette rage tour à tour douce et violente qui s'empare de moi chaque jour davantage... où ? J'en ai presque peur. Si tu me manquais tout à coup, si tu venais à disparaître, si je devais vivre avec l'idée que tu n'es plus, qu'arriverait-il ? Ce soir j'y pense sans cesse et un tel vertige me prend que, si cela ne devait pas te réveiller, je crois que je m'habillerais  et je partirais tout droit chez toi ; car tu es le seul à pouvoir m'apaiser."

Maria Casarès, Lettre à Albert Camus, 21 juin 1949, Correspondance, Folio/Gallimard, p. 119.