mardi 12 mai 2020

Le seul feu parfois d'un instant d'extrême enfance

"Thévoz, tu le sais, toi aussi : cette procession de peupliers solennels, cette double file de vivantes colonnes vertigineuses qui guidait le voyageur vers ton village et ta maison, ils l’ont jetée à bas, ils l’ont dépecée avec des scies, des haches, et ces coins de métal qu’on enfonce à coup de masse en pleine chair. Il n’y a plus, entre les berges de gazon, qu’une route sans accueil, pâle et dure sous trop de soleil comme une rivière que le gel a saisie — un chemin mort. 
 Est-ce que nous pourrons sauver nos souvenirs ?
J'ai cru longtemps à la toute-puissance de cette mémoire oblique par qui notre nuit intérieure, sourde et close à nos appels, soudain s'illumine et nous appelle, quand le biais d'or du rayon magique allume dans le noir le monceau miroitant des minutes ensevelies ou le seul feu parfois d'un instant d'extrême enfance. (Et même, si toute cette ombre s'obstine à demeurer ombre, un parfum aveugle, une voix sans voix s'y raniment et remontent jusqu'à nous.) Tout ce que le Temps nous a donné et n'a pu, croyais-je, nous reprendre. Nos seuls trésors.
Est-ce qu'ils nous seront peu à peu repris ? Cela aussi, comme le reste ?"

Gustave Roud, Adieu à une route morte, in Air de la solitude, Poésie/Gallimard, p. 97-98. 

Gustave Roud





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