mercredi 31 juillet 2019

A la néante

[...]
... silence et me voici, moi qui voulais crier
toute la lourde douleur condensée minuscule
dans le seul petit globe dur d'un univers,
moi qui voulais montrer mon sang, comme il coulait
quand mes ongles raclaient le dedans de mes côtes,
moi qui cherchais des mots triomphaux pour chanter
comme sifflait la hache dans les os de ma main
quand je m'amputais de moi-même,
me voici la parole coupée, et me voici minuscule,
perdu dans le vertige absolu de ton sein,
me voici la voix blanche, me voici ridicule :
tout cela n'était rien.
[...]

René Daumal, A la néante, in in Les Poètes du Grand Jeu, Poésie/Gallimard, 2003, p. 261-262.

René Daumal, par Joseph Sima (1929)

La force des renoncements

"C'est entendu. Table rase : tout est vrai, - il n'y a plus rien. Le grand vertige de la Révolte a fait chanceler, tomber la fantasmagorie des apparences. Illusion déchiquetée, le monde sensible se déforme, se reforme, paraît et disparaît au gré du révolté. A la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l'autonomie de sa personne humaine un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s'étendre une immense steppe vide barrée, à l'horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis."

Roger-Gilbert Lecomte, La force des renoncements, in Les Poètes du Grand Jeu, Poésie/Gallimard, 2003, p. 40.

Roger-Gilbert Lecomte

lundi 29 juillet 2019

Nous sommes faits de la mémoire des autres

"Nous ne sommes jamais seuls à inventer notre chemin. Une femme et un homme nous ont fait naître, et d'autres, avant, les ont fait naître. Des visages se penchent sur nous dans notre enfance. Nous recherchons la présence des autres, la chaleur de l'amitié, le vertige et la tendresse de l'amour. Les langues que nous parlons, les villes et les villages que nous habitons, l'écriture, ce que nous savons de la vie et du monde, de la musique, du théâtre, et de la beauté, nos croyances, nos rites, et jusqu'à la manière dont nous nous séparons des morts, tout - presque tout - de ce que nous pensons nôtre, faisons nôtre en nous l'appropriant, nous est transmis, légué, à travers l'espace et le temps. Nous sommes faits de la mémoire des autres. Proches ou lointains, présents ou absents, vivants ou morts. Et nous transformons cette mémoire. Nous la réinventons."

Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde, Fayard/Seuil, 2011, p. 487.


mercredi 24 juillet 2019

Précipice infini de lumière

"Il y avait plus de dix ans que Mellé n'avait plus passé une nuit sous la tente. Jeune, à chaque aube des nuits passées  au bord d'un bois, il se retrouvait arrivé. Arrivé, il ne pouvait pas dire autrement. Voilà qu'il était arrivé. Voilà la terre, les champs, l'orbe du ciel tel qu'il a toujours été et sera toujours. Couché, Mellé voyait un horizon d'herbes que le vent faisait vivre. Le ciel était là, tout proche après ces herbes qui se penchaient ensemble et se cabraient soudain au bord de ce précipice infini de lumière que Mellé ne pouvait pas imaginer sans vertige. Il se reculait un peu parmi les arbres pour s'amarrer."

Fernand Deligny, Adrien Lomme, in Œuvres, éditions de l'Arachnéen, p. 520-521

Fernand Deligny, 1959

mardi 23 juillet 2019

Le Mont Analogue

"Il y avait dans la manière de penser de cet homme, comme dans toutes ses apparences, un singulier mélange de vigoureuse maturité et de fraîcheur enfantine. Mais surtout, de même que je sentais, à côté de moi, ses jambes nerveuses et infatigables, je ressentais sa pensée comme une force aussi sensible que la chaleur, la lumière ou le vent. Cette force, c'était une faculté exceptionnelle de voir les idées comme des faits extérieurs, et d'établir des liens nouveaux entre des idées d'apparences tout à fait disparates. Je l'entendais - je le voyais même, oserais-je dire, - traiter de l'histoire humaine comme d'un problème de géométrie descriptive, puis, la minute suivante, parler des propriétés des nombres comme s'il se fût agi d'espèces zoologiques; la fusion et la scission des cellules vivantes devenait un cas particulier de raisonnement logique, et le langage prenait ses lois dans la mécanique céleste.
Je lui donnais péniblement la réplique, et bientôt j'étais pris de vertige. Il s'en apercevait et se mettait alors à me parler de sa vie passée."

René Daumal, Le Mont Analogue, L'Imaginaire Gallimard, p. 27-28.


La fille du train

"Arrivée dans la rue, j'ai vu Anna qui transportait des affaires d'une voiture jusque dans la maison. Elle emménageait alors que j'étais à peine partie. Elle ne devait pas s'inquiéter du qu'en dira-t-on. Elle m'a aperçue et je me suis dirigée vers elle. Je ne sais pas ce que je comptais lui dire - rien de très rationnel, c'est certain. Et, comme aujourd'hui, elle est partie en courant. A ce moment-là, je ne savais pas le pire, la grossesse ne se voyait pas encore. Dieu merci. Je crois que je serai morte sur place.
Tandis que j'attends le train sur le quai, je suis prise d'un vertige. Je vais m'asseoir sur un banc et j'essaie de me rassurer : ce n'est qu'une gueule de bois. Cinq jours sans boire puis une cuite, et voilà. Mais je sais que ce n'est pas uniquement ça. C'est Anna.Cette image d'elle, et ce que j'ai ressenti en la voyant s'éloigner comme ça. De la peur."

Paula Hawkins, La fille du train, Pocket, 2015, p. 311-312,

dimanche 21 juillet 2019

Adrien Lomme

"Adrien a été enfermé dans la serre. On l'a enfermé, sa mère et la vieille. Il a dit à Véronique :
- Tu sais ouvrir ?
- Ouvrir... a dit Véronique et elle a levé son outil à trois griffes. Adrien a pris un pot de fleur et il l'a jeté, de toutes ses forces. Le bruit du carreau qui dégringolait l'a affolé. Il était enfermé et il avait cassé un immense carreau. Alors Adrien a jeté, jeté... A bout de souffle, il s'est aperçu qu'il était facile de passer entre deux arceaux de fer.
Des centaines de milliers de francs... a dit la générale. Elle sait que cette somme est pour Léone un vertige. Cette femme-là, elle la tient."

Fernand Deligny, Adrien Lomme, in Oeuvres, éditions de l'Arachnéen, p. 463.


"Adrien a pris un pinceau. Il regarde et écoute Véronique qui n'en finit pas de rattraper la salive qui lui coule des lèvres. Deux plaques de froid s'agrandissent dans son ventre et son dos. Il ne sent plus ses genoux. Pour voir le plafond, il faut renverser la tête en arrière. Ce grand vide au-dessus de ses épaules lui donne le vertige. La grosse fille reprend sa salive : "chlouppp... chlouppp..." A peine entré dans la château, Adrien s'est mis à avoir envie de pisser. Le cercle qu'il serrait dans son ventre est d'abord devenu de nombreuses petites aiguilles qui, maintenant, se mettent toutes en une seule pointe. Adrien est tenu sur sa chaise comme un insecte épinglé."

id. p 478

La course de la Reine rouge

"A l'échelle humaine, une succession de quatre cent mille générations correspond à une durée de plus de dix millions d'années - une distance probablement plus grande que celle qui nous sépare des derniers ancêtres communs que nous partagions avec les chimpanzés et les bonobos. Ces différents battements du rythme du changement dans des espèces vivantes qui se côtoient sans cesse, ces différents battements du rythme d'émergence de la nouveauté exercent en permanence une pression sur l'adaptation, la survie, la mort et la reproduction  des organismes. Et la nouveauté se propage quand elle permet par hasard à certains individus de recommencer à "courir de toute la vitesse de leurs jambes pour simplement demeurer là où ils sont."*
C'est-à-dire, simplement, d'échapper à leurs prédateurs et de s'emparer de leurs proies - de persister, de survivre et d'engendrer des descendants avant de mourir.
Et cette course vertigineuse de la Reine rouge retisse en permanence le réseau intriqué et changeant des relations entre les différentes espèces qui partagent et construisent un écosystème."

Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde, Seuil, 2011, p. 289.

ill. John Tenniel

_________________
*"Ici, [dit la reine rouge à Alice] il faut courir de toute la vitesse de ses jambes pour simplement demeurer là où l'on est."
Lewis Caroll, De l'autre côté du miroir

samedi 20 juillet 2019

Talons aiguisés comme des poignards

"Il y avait aussi sur ces quelques kilomètres de terre méditerranéenne un concentré de tous ceux qui voulaient compter, bien loin du cinéma. Ils venaient se montrer, de préférence en couple, n'ayant cure des films auxquels ils assistaient, tout entier concentrés sur le spectacle qu'ils donnaient d'eux-mêmes. On les repérait avant tout à leur regard d'acier glacé, plantés raides sous leur front lissé, et à cette étincelle de haine qu'on y voyait briller vis-à-vis des prolos derrière les barrières métalliques. Leurs sourires étirés démesurément vers les oreilles faisaient disparaître leurs lèvres et révélaient des dents impeccables, blancheur et alignement restaurés par les meilleurs praticiens du Trocadéro. Pour ne pas avoir l'air ridicule à côté des acteurs et des actrices, les uns et les autres, femmes et hommes, se tenaient droits, dos parfait, sommet du crâne soulevé par un filin invisible, les hommes comme portés par de nouveaux corsets, leurs costumes cintrés, étouffés par leurs efforts pour dissimuler leur relâchement abdominal - toute trace de graisse trahissant une propension vulgaire au laisser-aller, donc la possibilité de la chute. Les femmes, perchées sur des talons aiguisés comme des poignards, des chaussures devenues au fil des ans plus menaçantes, car leur hauteur vertigineuse donnait lieu, comme les gratte-ciel, à une course effrénée à celle qui porterait les plus hauts : 10, 15 puis 20 ou 25 cm les séparaient désormais du plancher des vaches et des femmes du commun. Ainsi harnachées, elles étaient prêtes à affronter la compétition terrible pour leur place dans le monde. Quant aux robes, elles signifiaient un message et un seul : nous avons tous les droits. "Nous avons assis la vulgarité sur nos genoux" et nous en faisons ce que nous voulons, nous sommes les seules juges et, si nous décidons, contre toute évidence, que ceci n'est pas vulgaire, vous vous inclinerez, vulgum pecus, foule, multitude, peuple !"

Aurélie Filipetti, Les Idéaux, Fayard, 2018, p. 294-295.


vendredi 19 juillet 2019

Les pieds sur la canopée

"Depuis l’échafaudage, on grimpe sur la charpente d'un petit saut. En ville, et tout particulièrement à Toulouse où les tuiles sont roses, mon premier réflexe est de monter au faîtage et de regarder autour de moi : la nappe des toits, tout alentour, à des hauteurs variables, inclinés selon des pentes comparables, plantés ou non de cheminées, forme une surface ondulante à peine interrompue par les sillons des rues. On ne contemple pas la ville du haut d'une tour d'ivoire, on a les pieds sur la canopée urbaine. Ce privilège, que j'ai acquis en bravant peu à peu le vertige, me procure une joie presque enfantine, celle que chantent et dansent les ramoneurs de Mary Poppins entre les cheminées. Et parfois, quand l'architecture le permet, je m'octroie une courte et prudente promenade de toit en toit."

Arthur Lochmann, La vie solide, La charpente comme éthique du faire, Payot, 2019, pp. 111-112.

"Le plus frappant est sans doute de constater que les règles de construction mises en oeuvre quelques siècles auparavant différent peu de celles que l'on applique aujourd'hui : les mêmes assemblages à tenons et mortaises verrouillés par des chevilles ; les mêmes techniques de marquage des pièces taillées pour les identifier facilement au moment du levage ; les mêmes principes de triangulation. Et il est proprement vertigineux de se dire que ces techniques, lorsqu'elles furent employées au XVIIIè,  étaient déjà en cours de développement depuis plusieurs siècles."

id. p. 129.


jeudi 18 juillet 2019

La terreur de l'histoire

Claude-Henri Rocquet : Nous parlons des cruautés profondes de l'homme et des religions traditionnelles. Mais celle des mouvements historiques modernes qui sont autant de triomphes de la mort ? Comment l'historien des religions que vous êtes regarde-t-il les mythes terribles de l'humanité moderne ?

Mircéa Eliade : L'historien des religions est confronté à ce phénomène terrible de la désacralisation d'un rite, ou d'un mystère, ou d'un mythe où le meurtre avait un sens religieux. C'est une régression à une étape dépassée depuis des milliers d'années, mais cette "régression" ne retrouve même plus la signification spirituelle antérieure : il n'y a plus de valeurs transcendantes. L'horreur est multipliée et le meurtre collectif est de surcroît "inutile", puisqu'il n'a plus de sens. C'est pourquoi cet enfer est véritablement l'enfer : la cruauté pure, absurde. Quand les mythes ou rites sanglants ou démoniaques sont désacralisés, leur signification démoniaque est augmentée de façon vertigineuse, et il n'y a plus que pur démonisme, cruauté et crime absolu."

Mircea Eliade, L'épreuve du labyrinthe, Belfond, 1978 et 1985


dimanche 14 juillet 2019

Le regard d'un buveur attablé

"On peut ainsi, chez Homo, dénombrer des effets de champ perceptivo-moteurs excités tactiles, olfactifs, gustatifs, auditifs, visuels. Le toucher en propose l'expérience première dans la caresse du nourrisson ou de l'amant, quand les mains planes en se déplaçant multiplient, parmi le corps d'autrui et le corps propre, des inflexions entre attracteurs tactiles de surface et de profondeur, au point que fusionnent presque le percevant et le perçu, le mouvant et le mû, le soi et l'autre, à des fins consolatrices ou orgastiques. De même, les odeurs et les goûts hominiens sont diversement fermés, ouverts, poreux, compacts, stabilisants, vertigineux. La nature mobile des partiels (harmoniques) du son oblige l'ouïe à des ajustements perpétuels entre des synodies sonores interstables. Le regard d'un buveur attablé est obligé aux mêmes compatibilisations quand il est assailli ou baigné par les interférences entre volumes, traits, teintes, luminances, saturations, de son bistrot préféré. Dostoïevski attribuait à une "inflexion" du cou de Grouchineka l'esclavage amoureux du père Karamazov ; était-ce même le cou qui s'infléchissait en ce cas, ou l'étendue-durée, voire l'espace-temps qui se tendait fragilement à son occasion ?"

Henri Van Lier, Anthropogénie, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 145. 
Voir aussi site de l'auteur, Anthropogénie.

"
7I1. Les fantasmes de choses-performances

On parle déjà sans doute de fantasme chaque fois que, dans la saisie exotropique ou endotropique d'une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, les effets de champ qu'elle déclenche ou dont elle participe en deviennent l'élément prépondérant. Plus brièvement : les fantasmes sont alors des choses-performances avec leurs effets de champ, dès que ceux-ci deviennent prévalents. En grec, "phantasma" recouvrait apparition, spectre, rêve impérieux, vision, image en esprit et sans consistance particularisante, prodige, phénomène céleste, réminiscence, écho, etc. Tout cela auréolé de la constellation sémantique formée par phantasia, phantadzein, phantasioûn, phaneros, phanos (adjectif et substantif, radieux et lumière vacillante de flambeau), etc. Il est de la nature du champ fantasmatique qu'on hésite sur son nombre : les fantasmes, au vrai pluriel, ou le fantasme, au collectif singulier.
Le cas le plus fréquent de pareils fantasmes est celui où le champ accompagnateur est perceptivo-moteur et excité, créant cette irradiation (visuelle, auditive, tactile, kinesthésique, olfactive, gustative) moyenne qui chez la plupart accompagne souplement les opérations de la vie quotidienne. Mais ce champ-là peut être aussi logico-sémiotique, ou encore perceptivo-moteur moins excité que dynamique, cinétique, statique. Le trait commun à tous les cas est un certain vertige, où le perçu et le percevant, l'imaginé et l'imaginant, le logifié et le logifiant non seulement ne se distinguent plus guère, mais sont dans un état de fusion, qu'il faut définir moins par une confusion que par un accroissement de potentiel (de pente, au sens thermodynamique). En un attachement tendre ou une fascination violente. En un certain rapt brusque ou étendu, détendu.
On peut alors indiquer des occasions favorables à l'apparition et à l'entretien de ces fantasmes. (a) Quand le rapport logico-sémiotique entre des attracteurs influençant la chose-performance, désignons-les par X-Y, hésite entre le senti, le perçu, l'imaginé, l'indice, l'index, le concept, le voulu. (b) Quand, selon le vocabulaire de David Marr <Vision, Freeman, 1982>, le rapport X-Y n'est encore saisi dans les circuits nerveux qu'à "2,5 dimensions", c'est-à-dire "subject-centered", et pas encore à "3 dimensions", c'est-à-dire "object-centered". (c) Quand X-Y, en tant que faisceau d'attracteurs, est puissamment traversé par les attractions d'autres attracteurs. (d) Quand les thématisations techniques de X-Y sont auréolées par les thématisations distanciatrices de signes qui les investissent, les dilatent, les font saillir, les gonflent de prégnances. (e) Quand la thématisation sémiotique de X-Y est déjà magiquement une présence incontrôlée. (f) Quand X-Y appartient à plusieurs modes d'existence et catégories du possible. (g) Quand, dans X-Y, le taux topologique de proche/lointain, ouvert/fermé, englobant/englobé, compact/diffus importe davantage que la segmentarité et la substituabilité. (h) Quand, dans X-Y, le vertige des sept catastrophes élémentaires de la topologie différentielle menace ostensiblement la stabilité structurelle, et en particulier les "bonnes formes". (i) Quand l'appréhension de X-Y hésite entre activité et passivité. (j) Quand la partition-conjonction sexuelle qui investit X-Y rend aveugle à ses autres fonctionnements. Etc."

Henri Van Lier, Anthropogénie, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 157. 

 

Dans la lumière et les ombres

"Les étendues de temps qu'explore ici le jeune Darwin - quelques dizaines d'années - sont insignifiantes par rapport à celles qu'il va bientôt explorer par la pensée - des millions d'années... Mais il a commencé. Il suffit désormais, selon le même principe, mais de manière vertigineuse, et sans plus pouvoir faire appel à la mémoire humaine, de continuer à augmenter par la pensée, les profondeurs de temps dans lesquelles il va se plonger."

Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde, Seuil, 2011, p. 31.




Trois abîmes incommensurables et vertigineux

"Dans ce XVIIe siècle post-copernicien qui voit rapidement naître le télescope et le microscope, Pascal explique à ses contemporains qu'ils vivent, en somme, le cul entre deux infinis. Un mot résume leur situation : "disproportion". Disproportion dans les trois ordres qui balisent la relation entre l'homme et le réel : l'ordre des corps : celui des passions humaine et des royaumes, des étoiles et des animalcules ; l'ordre de l'esprit : celui de l'esprit géométrique et des chercheurs de connaissance ; l'ordre de la charité : celui du cœur et de la foi. Trois abîmes incommensurables et vertigineux, qui cachent d'autres abîmes dans une régression à l'infini qui garantit à l'homme qu'il ne saura jamais ce qu'il est. Excepté, écrit Pascal, que "la grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable." "
Sven Ortoli, Tous à bord, éditorial du Hors-série n° 42 de Philosophie magazine, Blaise Pascal, L'homme face à l'infini.

Portrait de Blaise Pascal par Philippe de Champaigne (1602-1674)