dimanche 14 juillet 2019

Le regard d'un buveur attablé

"On peut ainsi, chez Homo, dénombrer des effets de champ perceptivo-moteurs excités tactiles, olfactifs, gustatifs, auditifs, visuels. Le toucher en propose l'expérience première dans la caresse du nourrisson ou de l'amant, quand les mains planes en se déplaçant multiplient, parmi le corps d'autrui et le corps propre, des inflexions entre attracteurs tactiles de surface et de profondeur, au point que fusionnent presque le percevant et le perçu, le mouvant et le mû, le soi et l'autre, à des fins consolatrices ou orgastiques. De même, les odeurs et les goûts hominiens sont diversement fermés, ouverts, poreux, compacts, stabilisants, vertigineux. La nature mobile des partiels (harmoniques) du son oblige l'ouïe à des ajustements perpétuels entre des synodies sonores interstables. Le regard d'un buveur attablé est obligé aux mêmes compatibilisations quand il est assailli ou baigné par les interférences entre volumes, traits, teintes, luminances, saturations, de son bistrot préféré. Dostoïevski attribuait à une "inflexion" du cou de Grouchineka l'esclavage amoureux du père Karamazov ; était-ce même le cou qui s'infléchissait en ce cas, ou l'étendue-durée, voire l'espace-temps qui se tendait fragilement à son occasion ?"

Henri Van Lier, Anthropogénie, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 145. 
Voir aussi site de l'auteur, Anthropogénie.

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7I1. Les fantasmes de choses-performances

On parle déjà sans doute de fantasme chaque fois que, dans la saisie exotropique ou endotropique d'une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, les effets de champ qu'elle déclenche ou dont elle participe en deviennent l'élément prépondérant. Plus brièvement : les fantasmes sont alors des choses-performances avec leurs effets de champ, dès que ceux-ci deviennent prévalents. En grec, "phantasma" recouvrait apparition, spectre, rêve impérieux, vision, image en esprit et sans consistance particularisante, prodige, phénomène céleste, réminiscence, écho, etc. Tout cela auréolé de la constellation sémantique formée par phantasia, phantadzein, phantasioûn, phaneros, phanos (adjectif et substantif, radieux et lumière vacillante de flambeau), etc. Il est de la nature du champ fantasmatique qu'on hésite sur son nombre : les fantasmes, au vrai pluriel, ou le fantasme, au collectif singulier.
Le cas le plus fréquent de pareils fantasmes est celui où le champ accompagnateur est perceptivo-moteur et excité, créant cette irradiation (visuelle, auditive, tactile, kinesthésique, olfactive, gustative) moyenne qui chez la plupart accompagne souplement les opérations de la vie quotidienne. Mais ce champ-là peut être aussi logico-sémiotique, ou encore perceptivo-moteur moins excité que dynamique, cinétique, statique. Le trait commun à tous les cas est un certain vertige, où le perçu et le percevant, l'imaginé et l'imaginant, le logifié et le logifiant non seulement ne se distinguent plus guère, mais sont dans un état de fusion, qu'il faut définir moins par une confusion que par un accroissement de potentiel (de pente, au sens thermodynamique). En un attachement tendre ou une fascination violente. En un certain rapt brusque ou étendu, détendu.
On peut alors indiquer des occasions favorables à l'apparition et à l'entretien de ces fantasmes. (a) Quand le rapport logico-sémiotique entre des attracteurs influençant la chose-performance, désignons-les par X-Y, hésite entre le senti, le perçu, l'imaginé, l'indice, l'index, le concept, le voulu. (b) Quand, selon le vocabulaire de David Marr <Vision, Freeman, 1982>, le rapport X-Y n'est encore saisi dans les circuits nerveux qu'à "2,5 dimensions", c'est-à-dire "subject-centered", et pas encore à "3 dimensions", c'est-à-dire "object-centered". (c) Quand X-Y, en tant que faisceau d'attracteurs, est puissamment traversé par les attractions d'autres attracteurs. (d) Quand les thématisations techniques de X-Y sont auréolées par les thématisations distanciatrices de signes qui les investissent, les dilatent, les font saillir, les gonflent de prégnances. (e) Quand la thématisation sémiotique de X-Y est déjà magiquement une présence incontrôlée. (f) Quand X-Y appartient à plusieurs modes d'existence et catégories du possible. (g) Quand, dans X-Y, le taux topologique de proche/lointain, ouvert/fermé, englobant/englobé, compact/diffus importe davantage que la segmentarité et la substituabilité. (h) Quand, dans X-Y, le vertige des sept catastrophes élémentaires de la topologie différentielle menace ostensiblement la stabilité structurelle, et en particulier les "bonnes formes". (i) Quand l'appréhension de X-Y hésite entre activité et passivité. (j) Quand la partition-conjonction sexuelle qui investit X-Y rend aveugle à ses autres fonctionnements. Etc."

Henri Van Lier, Anthropogénie, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 157. 

 

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