mardi 30 juin 2020

Dehors, la tempête

"Tout me ramène à l'océan, alors même que je nage si peu, que j'ai le mal de mer et le vertige des étendues sans fin. Je n'aimerais pas être marin mais je ne connais pas de plus grand plaisir que celui de lire des histoires d'aventures maritimes, à l'abri et au sec sur la terre ferme, tandis qu'au-dehors la tempête - c'est-à-dire l'infini - fait rage inutilement. 
Melville, Conrad, Monfreid, Moitessier, Faulkner et Loti, Stevenson, Mac Orlan, Jules Verne, Defoe, London, Hemingway ! Sans se mouiller, sans être obligé de tenir la barre et de maintenir le cap, du crachin plein la figure. Sans prendre de ris, sans carguer la grand-voile, sans crainte d'attraper le rhume, sans être barbouillé."

Clémentine Mélois, Dehors, la tempête, Grasset, 2020, p. 43. 


"Lire m'empêche de penser à tous ces coeurs qui battent autour de moi. Il y a tant de vies ici qu'à les imaginer, la tête me tourne. Je suis prise d'un vertige, comme lorsque je me mets à penser à l'univers en expansion."

Id. , p 143.


lundi 29 juin 2020

Va vers le pays que Je te montrerai

"L’épreuve du désenchantement, donc, nous a ôté un premier ciel où se mêlait trop de notre artifice. Elle a aussi dérobé le sol sous nos pas, de sorte que, avec ce qui nous reste, il va nous falloir retrouver un nouvel équilibre. Non pas reconstituer un système de fortune, mais embrasser, enfin, une complète précarité. Paradoxe : il va nous falloir, hors sol, sans sol sous nos pas, devenir et demeurer solides. Nous n’avons pas de propriété foncière : comme se l’était entendu dire le premier homme – le premier marcheur – de l’histoire, la Terre est foncièrement Promesse : Va vers le pays que Je te montrerai (Gn 12, 1). Notre condition métaphysique se découvre donc comme une fondamentale pauvreté. Et comme le désenchantement nous a dépaysés d’un ciel et d’une terre trop faciles, il nous a aussi, par définition, soustrait un chant trop étourdi. Et comme il va nous falloir trouver un autre équilibre dans le vertige, il va nous falloir, non pas retrouver un chant identique, mais trouver pour de bon le chant nouveau. Car le chant nouveau ne monte peut-être que sur les ruines laissées par le désenchantement : j’ai toujours été frappé par le fait que, dans l’ordre canonique de notre Bible, le Cantique des cantiques succédait immédiatement à l’Ecclésiaste, le livre du chant printanier à la litanie du désenchantement qui devait trouver lui aussi sa place (comme l’Écriture est bien faite !) parmi les Livres inspirés, parmi les âges inspirés de notre vie. Dépouillés de toute possession, de toute position mondaine, il ne nous reste plus qu’à vivre, pour parler comme Patrice de La Tour du Pin, « reclus en Poésie ». Il ne nous reste plus qu’à vivre poétiquement au monde, ce qui n’a rien à voir avec la mièvrerie, ni l’utopie, ni la désertion. Vivre poétiquement au monde, c’est-à-dire consentir à des épousailles avec le réel, dans l’attention, la gratitude, la frugalité, la véhémence, la liberté, en posant des mots et des actes qui laissent transpirer l’indicible, en venant constamment dans l’Ouvert, selon le conseil amical de Hölderlin[3]. La Poésie nous demeure comme la souveraine exactitude (la seule, sans doute, dont nous soyons capables), l’être poétiquement au monde comme l’être au monde le plus exact, le plus modeste et le plus empreint de gravité. La célébration poétique du monde et du mystère qui le sature[4] est inaccessible à l’erreur, à l’outrecuidance et à la caducité : loin d’incarcérer le mystère, comme le fait trop souvent le langage à prétention explicative, elle l’instaure et l’émancipe."

François Cassingéna-Trévedy, De la mythologie chrétienne à la foi modeste, in L'Ardent Pays [en ligne]




[3] Hölderlin, Élégies, La Promenade à la campagne, à Landauer.
[4] Je dis bien le mystère qui sature ce monde-ci. Car, à proprement parler, il n’y a pas d’arrière-monde (explicatif de ce monde-ci). Ce monde-ci est bien assez grand. Il est bien assez grand pour être un monde, à lui tout seul. Ce monde-ci suffit à cette espèce de dévotion humble et silencieuse qu’est déjà notre simple être-au-monde : car n’est-ce pas déjà une « religion », et une religion suffisante, que de recevoir ce monde, de l’habiter et de le construire ? Qui me voit, voit le Père, dit Jésus (Jn 14, 9). Mais le Père n’est pas un arrière-monde. Il est le Père, et cela nous suffit (Jn 14, 8). Il est un Autre. Il est temps d’en finir avec le Dieu des causes, de liquider la compromission du Dieu de Jésus-Christ avec le Dieu des causes. Dieu n’est pas en cause et, Dieu merci, par conséquent, l’on ne peut l’accuser de rien, surtout pas du mal qui est au monde. Le Dieu des causes est bel et bien mort : le seul Dieu véritable est le Dieu de la Vie, car la Vie seule, comme Phénomène, est irréfutable et digne d’ « adoration ».












vendredi 26 juin 2020

Jumeaux descendus d'une latitude laiteuse

"Je me rendais dans un village frontalier au creux d'une vallée, où j'avais prévu de passer un peu de temps pour explorer la région. Décontenancée par le tracé nébuleux de la route et les panneaux de signalisation détournés qui pointaient vers la nature, je finis par me perdre. Alors que je m'étais arrêtée sur la chaussées déserte pour prendre une bouteille d'eau dans le coffre, j'entendis craquer des brindilles et je décidai d'aller voir - chose à ne surtout pas faire...jamais. Dans les bois, je me sentis assailli de toutes parts. Des sortes de moucherons s'insinuaient dans mes narines et ma bouche et, en regagnant la voiture à grandes enjambées, je faillis marcher sur un nid de vipères frétillantes. Je repris le volant les mains moites.
Des panoramas dégagés se déployaient sous les lacets haut perchés, telle une gifle qui vous étourdit. Vertiges de velours, un monde replié sur lui-même, comme s'il vous incitait à plonger pour refaire surface de l'autre côté des abysses."

Kapka Kassabova, Lisière, Marchialy, 2020, p.37.

"Quelques jours plus tard, comme j'étais allée faire une course au village de "Traversée", qui surplombait une vallée fluviale vertigineuse et en offrait une vue imprenable, je vis Iglika en compagnie d'un des pâles nestinari. Ils passaient l'après-midi à l'ombre des vignes chez sa grand-mère à elle. Epargnés par le soleil, on aurait dit des jumeaux descendus d'une latitude laiteuse pour une brève escapade sur terre.
Le fouleur de braises m'adressa un sourire formel. je lui demandai comment il se sentait.
"Rechargé, répondit-il, distant. Le feu me recharge." "

Id. , p. 74 



jeudi 25 juin 2020

Le cauchemar de Scottie


"Cette affiche américaine a été conçue en 2012 par l’artiste belge Laurent Durieux pour l’éditeur texan Mondo, à l’occasion du passage en salle de Vertigo (Alfred Hitchcok, 1957) au Alamo Drafthouse Cinema. Auteur de nombreuses affiches inspirées par les classiques hollywoodiens ou français – tous genres et époques confondus – ce dessinateur et graphiste propose une vision nouvelle et décalée de ces visuels promotionnels d’époque, souvent devenus iconiques. Il reprend toutefois ici le motif de la spirale de Saul Bass, déjà présent sur l’affiche originale, pour cette recréation où s’affirme son sens du détail comme son goût pour le monumental.
Très riche, son illustration du film est une des plus narratives de sa série hitchcockienne, qui compte également Rear Window, The Birds et Psycho. Si l’affiche de 1958 se caractérisait par la sobriété de sa composition, Laurent Durieux reprend à l’inverse plusieurs éléments clés du film, outre la fameuse spirale : la forêt sombre de Séquoias, l’église espagnole en contre-plongée pour exprimer le vertige du héros et la pierre tombale du cimetière. Les personnages de Scottie (James Stewart), en pleine action, et de Carlotta Valdes (Joanne Genthon), « l’ancêtre » obsédante de l’héroïne, sont présentés de dos, comme celui de Tippi Hedren sur sa version de The Birds (Alfred Hitchcock, 1962). Contre toute attente, Kim Novak dont le double-rôle est pourtant central, n’apparaît que fugacement, justement cachée sous la forme d’une série de profils qui se forment sur le mur de briques du bâtiment. Typique du travail de Laurent Durieux, cette affiche peu bavarde combine techniques traditionnelles et digitales.
L’illustrateur en signe une version alternative, dans laquelle il joue sur la mise en couleurs en inversant le rouge et le vert pour mieux renvoyer à la scène hallucinatoire du cauchemar de Scottie, dont le visage est alors bombardé de flashes colorés." Cf. Cinémathèque

mercredi 24 juin 2020

Face à la spirale de la mort

"Deux mois de confinement face à la spirale de la mort sont venus couronner le péril existentiel de la crise climatique (la côte Est a connu un blizzard fin mai). Le tout s’est accompagné d’une chute libre de l’économie qui a vu les super-riches devenir plus riches et tous les autres plonger plus profond dans l’endettement. Un tiers de la main-d’œuvre d’Amazon gagne si peu que les travailleurs doivent être subventionnés à l’aide de bons alimentaires fédéraux. En 2018, Amazon n’a payé aucun impôt fédéral, et la richesse de Bezos a augmenté de façon vertigineuse grâce aux achats en ligne dans le contexte du virus.
La jeunesse américaine en a assez. La mort de George Floyd est le symbole de tout ce qui ne va pas en Amérique. Son assassinat incarne l’injustice des vies dans le pays, notre souffle court, notre auto-asphyxie collective. De l’avenir sans avenir que nous laissons à la jeunesse américaine, celle-ci a déclaré qu’elle n’en voulait pas."

David Theo Goldberg, Quand Trump déclare la guerre civile raciale en Amérique, in AOC media, 5 juin 2020 [Article réservé aux abonnés]


mardi 23 juin 2020

Incitait au sommeil malgré le matin

"En approchant, on trouvait de plus en plus de papillons. Ils avaient envahi et recouvert la route ; ils flottaient entre les jambes des chevaux. Leurs couleurs, sans cesse agitées, fatiguaient l'oeil, donnaient une sorte de vertige. Ils furent bientôt mélangés à des essaims de mouches bleues et de guêpes dont le bourdonnement grave incitait au sommeil malgré le matin."

Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Folio/Gallimard, p. 367.


lundi 22 juin 2020

L'adieu aux armes

"En filigrane, d’une façon croissante, l’adieu aux armes qui intitule le roman se définit avec davantage de clarté. Le refus progressif de participer à cette boucherie fait aussi écho au refus de se porter garant d’une technique au service de la guerre. De ce point de vue, la désertion de Frédéric, motivée par l’immonde comportement de la police des armées (cf. pp. 217-8), se complète par la répudiation d’une époque où l’on met des outils de mort de plus en plus perfectionnés dans des mains de moins en moins soucieuses du prochain. Ainsi Frédéric est ici comparable à une émouvante doublure de «l’Ange de l’Histoire» imaginé par Walter Benjamin (7), cet ange aux yeux exorbités par un avenir sombre et redoutable, emporté par une tempête «que nous appelons le progrès» (8). Ce que distingue alors Frédéric à travers l’action de la police des armées, c’est le prélude d’une régression morale inédite, la mort infligée à une vitesse vertigineuse par des justiciers envoûtés, des pseudo-redresseurs de torts possédés par la réalité d’un nouvel armement qui procure des fantasmes de surhomme. Qui sont-ils exactement ? Ce sont des pelotons chargés de liquider les réfractaires ou les semi-désobéissants, ce sont des «juges [qui] avaient ce beau détachement, cette dévotion à la stricte justice des hommes qui dispensent la mort sans y être eux-mêmes exposés» (p. 217). Devant cet affligeant spectacle d’une humanité effondrée, Frédéric se démobilise au propre comme au figuré, à l’intérieur comme à l’extérieur, étranger aux acteurs de cette sinistre «comédie» (p. 224). Il fuit et prend un train en marche (cf. pp. 221-2), tel un trimardeur qui serait sorti d’un livre de Jack London, songeant à Catherine pour compenser un crépuscule par une aurore (cf. pp. 223-4)."

Gregory Mion, L'Amérique en guerre (15) : L’adieu aux armes d’Ernest Hemingway, in Stalker, 3 juin 2020.

La note  renvoie à "Au-delà de l'effondrement, 34 : De la destruction comme élément de l'histoire naturelle de W. G. Sebald", in Stalker du 05/09/2011, qui se termine par ce paragraphe :

"«Quoi qu’il en soit, il n’est pas facile d’invalider la thèse selon laquelle nous ne sommes pas parvenus jusqu’ici à faire émerger dans la conscience collective, par des descriptions littéraires ou historiques, les horreurs de la guerre aérienne» (p. 100), voici les mots par lesquels Sebald termine son essai, sans vraiment apporter de réponse satisfaisante à cette question si ce n'est, peut-être, par l'ensemble des textes qu'ils a écrits plutôt que par ce seul texte polémique, comme autant de miroirs où l'auteur, comme une espèce de Léon Bloy assagi et privé de Dieu, a pu vérifier à quoi «ressemblent les abîmes de l’histoire. Tout s’y retrouve pêle-mêle et quand on y plonge le regard, on est saisi d’effroi et de vertige (p. 81)."






samedi 20 juin 2020

Prolifération des saveurs les plus incongrues

"De nombreux signaux convergents suggèrent que nous vivons des temps d'une intense nouveauté qui nous éloignent d'un monde dont les repères étaient familiers. A cette impression, les sciences de la Terre apportent une confirmation qui a valeur d'avertissement. Les modifications de l'équilibre planétaire imputables à l'industrialisation mondiale sont si profondes qu'elles pourraient justifier d'entériner un changement d'ère géologique. La proposition est vertigineuse et mérite d'être observée pour elle-même."

Sylvain Piron, L'occupation du monde, Zones sensibles, 2018, p. 25.

"La sixième extinction de masse des espèces animales s'accélère dramatiquement, la fonte des glaces du Groenland et de l'Arctique est entrée dans un processus irréversible, les ouragans s'élèvent dans les océans. Un penseur de l'écologie tel que le philosophe Dominique Bourg, qui pensait encore jusqu'à ces dernières années que les sociétés démocratiques seraient capables de redresser leur trajectoire, a désormais basculé du côté des catastrophistes.
La collision des temporalités est encore plus vertigineuse si on la rapporte à l'horizon de l'action humaine. Il n'est pas surprenant de constater que l'argent privé ait tendance à suivre la pente du plus grand profit à court terme, si aucun barrage ne l'en empêche. Mais les politiques publiques ne sont pas armées pour faire mieux."

Id. , p. 27.

"L'organisation économique peut faciliter ou entraver le progrès technique, elle ne gouverne pas un système qui obéit à un principe interne d'expansion. De fait, l'innovation est plus que jamais l'aliment de l'expansion d'un capitalisme illimité, mais elle s'applique désormais moins aux procédés de fabrication qu'à la diversification vertigineuse des services et des produits. (Pour prendre un exemple apparemment insignifiant, la transformation du rayon des chocolats dans les supermarchés ces dernières années peut en donner la mesure : face à la prolifération des saveurs les plus incongrues aux adjuvants douteux, les tablettes classiques deviennent presque introuvables.)"

Id. , p. 52.



jeudi 18 juin 2020

Si constant que soit le sceau secret de la mort

"Ses patriotes vainquent ou meurent presque seuls, et sa foule n'est jamais là que pour regarder. Son seul Christ saisissant est au Jardin des Oliviers. Il peint à la rigueur ce qui unit les foules (le patriotisme, mais aussi le fléau), non ce qui unit quelques êtres. L'amour aussi fait partie du sacré, mais il en est l'autre pôle...
Une telle solitude n'est pas sans limites : car Goya n'est pas un prophète, mais un peintre. S'il ne l'avait pas été, son sentiment de la vie n'eût trouvé son expression que dans la prédication ou dans le suicide. Mais il est un artiste, et ce sentiment devient par là irréductible à l'absurde : si profonde que soit la dépendance, si constant que soit le sceau secret de la mort, l'artiste ne les croit pas à l'avance vainqueurs de l'instant vertigineux où l'homme les possède en leur imposant sa transfiguration. Goya n'est pas, parce qu'il figure les tortures, le rival du dieu qui les permit ; mais parce qu'il fait de chacune d'elles un cri du hululement de Prométhée."

André Malraux, Saturne, Le destin, l'art et Goya, Gallimard, 1978, p. 159-160.

Christ au jardin des Oliviers, Goya, 1819.

mercredi 17 juin 2020

Une autre paire de manches

La contagion du vertige. Trois "vertigineux" en trois chroniques successives chez Anne Dufourmantelle, chaque fois associé à la notion de vérité.

"Roustang avait la passion de la liberté, du "risque" qu'elle représente. Il faisait prendre rendez-vous à chacun avec sa vérité, c'est-à-dire dans un premier temps, avec le lâcher-prise complet et vertigineux qui laisse le sujet perdu, désorienté, prêt enfin à se révéler. Leur corps est à ses yeux un élément plus crucial que le récit des patients en lui-même : tout commence par la façon de se tenir dans la vie."

Anne Dufourmantelle, Chroniques, Rivages, 2020, p. 67-68.

"Clément Rosset a raison de considérer que nous ne voulons rien moins que tenir compte de la réalité. A ceci près que nous craignons encore plus la liberté et la vérité. Car la réalité s'impose à nous, quand nous voulons gagner la liberté et vouloir la vérité, ce qui est tout de même une autre paire de manches, plus vertigineuse."

Id. , p.71.

"La vérité est une notion sublime et vertigineuse. Est-on bien sûr que c'est de la politique qu'il faille l'attendre, sinon au prix d'une idéologisation de la discipline qui la ferait verser dans le religieux ? L'art, la poésie : la vérité y est dans son élément. On m'excusera de penser qu'elle est aussi chez elle dans le cadre secret d'une analyse ou d'une thérapie qui n'a pas renoncé aux vertus de la catharsis. La parole y est libre au point d'ouvrir la voie à d'autres voix que celles auxquelles notre raison ou nos déterminismes nous ont habitués. Ainsi peut-on se surprendre à penser ce qui nous habite et nous anime en réalité."

                                                                        Id. , p.75.



lundi 15 juin 2020

On ne peut pas se quitter

"- Non, Nell, je ne pars pas. Ce voyage est de la folie.
- Mais ta danse ? Pendant tout ce temps, tu as réussi à continuer de danser alors que personne n'y serait jamais arrivé, et maintenant tu renonces ?
- Je ne renonce pas. Je continuerai de danser.
- Mais, Eva, c'est peut-être ta seule chance.
Elle a tressailli, puis a répondu si vite que j'ai compris qu'elle avait pensé la même chose que moi, elle aussi.
- Peut-être que ce n'est pas le plus important.
Tout en m'efforçant de contenir ma colère, j'ai demandé :
- Qu'est-ce que c'est, alors ?
- Je ne sais pas.
J'ai eu un moment de vertige, puis j'ai vu les sacs qui attendaient, telles des promesses, près de la porte, et j'ai essayé à nouveau.
- On est la seule famille qu'il nous reste. On ne peut pas se quitter."

Jean Hegland, Dans la forêt, Gallmeister, 2018, p. 166.


vendredi 12 juin 2020

Objectivité

"Ce livre - ou plutôt cette somme -, rédigé par deux des plus grands historiens actuels des sciences, Lorraine Daston à Berlin, Peter Galison à Harvard, parcourt de façon exhaustive les mouvements contradictoires que nous subissons chaque fois que nous prononçons l'adjectif "objectif". Tout se passe comme si subjectivité et objectivité occupaient les deux extrémités d'une chaîne que les auteurs nos obligent à retracer chaque fois dans l'autre sens. Comme si nous étions coincés dans l'une de ces attractions foraines qui vous basculent d'un côté pour mieux vous faire basculer de l'autre : impossible d'atteindre l'un des points fixes sans se retrouver de l'autre côté après une vertigineuse descente. Le vocable "objectif" qui devait diriger le mieux l'attention vers ce qui échappe à toute discussion parce qu'il permet d'être le plus indifférent aux valeurs, nous ramène immanquablement vers un appel aux plus hautes valeurs. On croyait parler d'épistémologie, nous voici en pleine philosophie morale !"

Bruno Latour, préface à Objectivité, Lorraine Daston, Peter Galison, Presses du réel, 2012, p. 10.



mercredi 10 juin 2020

La parole qui me porte

                                                  Le Vertige
                                                  Est mon point de repère

Paul Valet, Pierres d'aigle in La parole qui me porte et autre poèmes, Poésie/Gallimard, 2020, p. 119.

"S'il s'en prend aux ravages des hommes, Valet ne désenchante pas pour autant la langue. Certes son aridité, certes son exigence, certes ses élans lacunaires dévastent le poème - Chaque raison d'être / Se lézarde -, mais le poète préserve l'alchimie du chant. Comme une fidélité acérée à l'éternel tocsin des mots : Ne secouez pas le sort / Quand son âme est ailleurs. Il y a ce respect du Verbe, et des Vertiges, accordés à la pensée valetienne, ce souci de l'éloquence abrupte, cette promesses aux absents faite sur l'honneur - de La parole qui me porte jusqu'à ce distique de Table rase, dont on ne sait s'il est de dix ou onze pieds :

            Je vous donne ma parole
            Imprenable

[...] Parce que lié à la psychiatrie, parce que ermite, parce que pris de vertiges, parce que refusant d'être trépané, parce que silencieux, parce que rétif, parce que paralysé par la maladie de Charcot, on l'a cru fou et l'on s'est empressé d'en faire un nouvel Artaud. Mais Valet n'avait pas le goût des "voisins de palier" que l'on vous invente pour avoir la paix."

Sophie Nauleau (préface)


mardi 9 juin 2020

Embrumé par son excédent de ténèbres

"Quand Rubens attirait l'attention autant sur la rage du dieu que sur la douleur du nourrisson, Goya se concentre, lui, sur la fatalité du geste paternel. L'enfant dévoré n'a déjà plus de visage pour être retenu dans notre humanité. Carcasse anonyme, mutilée et anéantie par l'instinct destructeur. Vertige. les anneaux de la sixième planète du système solaire me font tourner la tête. Celui qui voit la scène a l'esprit embrumé par son excédent de ténèbres. Le fils de l'artisan doreur est devenu maître en noirceur. A travers la figure de Saturne, Goya choisit un symbole ambivalent. Car si la suite de l'histoire est connue, elle rend sa signification plus obscure. Chassé du ciel par son fils Jupiter, Saturne instaura l'âge d'or auprès des mortels : un printemps permanent aux riches et constantes moissons. Période idyllique que les Romains commémorèrent à l'occasion des saturnales. La fête, comme on le sait, inversait l'ordre de la société : les maîtres servaient les esclaves. La licence poussa chaque année les festivités un peu plus loin jusqu'à atteindre une flambée de débauches qui causerait le déclin de la civilisation romaine. Déboire de l'ivresse : on lirait presque un chant d'amertume après l'idéal révolutionnaire. Il n'y a pas de paradis inviolé."

Stéphane Lambert, Visions de Goya, L'éclat dans le désastre, Arléa, 2019, p. 105-106.


Saturne dévorant un de ses fils, Goya, 1819-1823, Musée du Prado

lundi 8 juin 2020

L'azur vira au bleu de gentiane

"La pluie s'écroula en blocs de plus en plus pesants pendant une quarantaine d'heures ; sans rage ; avec une sorte de paix tranquille. Enfin, il y eut un coup de tonnerre magnifique, c'est-à-dire avec une belle déchirure rouge et tellement retentissant que les oreilles s'en trouvèrent toutes débouchées. Le ciel s'ouvrit. De chaque côté de la fente des châteaux vertigineux de nuages s'étagèrent et le ciel apparut azuré à souhait. A mesure que les châteaux de nuages s'éloignaient l'un de l'autre découvrant de plus en plus de ciel, l'azur vira au bleu de gentiane et tout un ostensoir de rayons de soleil se mit à rouer à la pointe extrême des nuées."

Jean Giono, Le hussard sur le toit, Folio/Gallimard, 1951, p. 276.

"Angélo cependant continuait à sauter sur ses pieds dès qu'il entendait un cri (et un jour il courut ainsi pour trouver quatre ou cinq enfants qui essayaient de lancer un cerf-volant). Il avait aussi pris l'habitude d'observer les gens qui portaient brusquement la main à leurs yeux car l'attaque débutait souvent par un éblouissement ; ou ceux qui bronchaient en marchant car, parfois, c'était un vertige, une sorte d'enivrement qui annonçait la mort."

Id. , p. 280.




vendredi 5 juin 2020

Leur être avait vaincu la nuit pour venir nous parler

"Dès lors les artistes devenaient des êtres proches, puisqu'on partageait avec eux ce que l'on évitait ailleurs : ce qu'il y avait de plus intime et de plus essentiel. La confrontation à leurs œuvres donnait le vertige puisqu'ils semblaient être là, malgré leur absence, présents dans la matière qu'ils avaient travaillée. Par une incroyable magie, leur être avait vaincu la nuit pour venir nous parler."

Stéphane Lambert, Visions de Goya, L'éclat dans le désastre, Arléa, 2019, p.11.

"Il n'est pas étonnant que les vies d'artistes aient pris tant de place dans mes livres. En même temps que je me reconnaissais en eux, ce qu'ils avaient accompli me donnait le courage d'exister. Leur parcours relevait d'une permanente quête ; et leurs recherches formelles, d'une plongée introspective. Dans une société qui, par nature, appelait au conformisme, ils avaient l'audace d'assumer leur vision, d'avancer dans des directions où aucun repère ne pouvait les guider, si ce n'est leur intuition. Pour rejoindre, il fallait rompre. Suivre ce chemin à l'écart où se recentrer sur l'essentiel était le seul moyen pour eux de se rapprocher d'un état tenable. Humanités œuvrant sans cesse pour ne pas se décomposer. Existence d'équilibristes tentant de se maintenir dans un fragile balancement entre vertige et foi."

Id., p. 13.

"On en revient à l'image brouillée de Goya aux côtés du docteur Arrietta, l'une des images les plus fascinantes de l'histoire de la peinture. Son délire ne naît-il pas, plutôt que d'une maladie, de la volonté de se substituer à l'autre dans le rôle de témoin de soi-même ? Dédoublement vertigineux, car plus il se penche sur son image, plus celle-ci se brouille, s'éloigne de lui, échappe à son entendement, car, se répète le peintre, je suis cette illusion impossible à atteindre, cette figure s'enlisant dans la mort."

Id., p. 44.

Goya atendido por el doctor Arrieta, Goya, 1820, Minneapolis Institute of Art


mercredi 3 juin 2020

J'écris depuis le coeur de ce trou

Dernière brassée de vertiges fresaniens :

"D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours voulu être écrivain. Et le fait de ne pas avoir dû renoncer à ma vocation originale - à mon premier atome privé et indivisible - a largement compensé l'absence involontaire d'un dieu à prier et les ouragans successifs d'une éducation agnostique : quand les désirs formulés dans l'enfance deviennent réalité, on ne peur que se sentir éternellement redevable. Cette dette n'exige pas d'être acquittée, mais qu'on la laisse grandir et s'alimenter du vertige et de l'appétit d'un trou blanc.
J'écris depuis le coeur de ce trou. Je ne veux pas en sortir. Ce n'est pas nécessaire."

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2009, p. 615-616.

" J'écris ces lignes depuis la Latitude des écrivains en attendant d'être jeté par-dessus bord. Jadis, cette planète vertigineuse s'est débarrassée de nous comme d'une cargaison lourde et inutile. Après tout, nous sommes de beaux monstres.
Je saute.
Je saute avant qu'on me jette à l'eau."

Id., p. 621.





lundi 1 juin 2020

Absorption du réel par son « clone » virtuel


Philosophie magazine
(09/05/2020)

Décryptage/La ruée vers Internet, vertige métaphysique ?

" [...]
Cloîtrés chez nous, sans presque aucun contact physique avec le monde extérieur, nous n’avons jamais passé autant de temps immergés dans le monde virtuel. Au point d’en oublier le réel ? Dans Simulacres et Simulation (1981), Jean Baudrillard s’inquiétait déjà de l’absorption du réel par son « clone » virtuel – au moyen d’une « transformation […] de tous les événements en informatique pure ». Une mutation d’autant plus vertigineuse que le monde numérique, aux yeux du philosophe, ne se présente pas sous le mode de la virtualité mais sous l’apparence de l’« hyper-réalité » : il semble « plus vrai que vrai », parce qu’en lui « les choses perdent leur distance, leur substance, leur résistance ». Le confinement a sans doute accentué la confusion métaphysique engendrée par ce « crime parfait » : qui est cet interlocuteur qui s’adresse à moi sur Zoom ? Est-il bien réel ? Néanmoins, l’attente fébrile du déconfinement n’aura-t-elle pas aussi manifesté un désir profond de retrouver le réel, d’échapper à son double ?"

Martin Duru