"En filigrane, d’une façon croissante, l’adieu aux armes qui intitule le
roman se définit avec davantage de clarté. Le refus progressif de
participer à cette boucherie fait aussi écho au refus de se porter
garant d’une technique au service de la guerre. De ce point de vue, la
désertion de Frédéric, motivée par l’immonde comportement de la police
des armées (cf. pp. 217-8), se complète par la répudiation d’une époque
où l’on met des outils de mort de plus en plus perfectionnés dans des
mains de moins en moins soucieuses du prochain. Ainsi Frédéric est ici
comparable à une émouvante doublure de «l’Ange de l’Histoire» imaginé
par Walter Benjamin (7), cet ange aux yeux exorbités par un avenir
sombre et redoutable, emporté par une tempête «que nous appelons le
progrès» (8). Ce que distingue alors Frédéric à travers l’action de la
police des armées, c’est le prélude d’une régression morale inédite, la
mort infligée à une vitesse vertigineuse par des justiciers envoûtés,
des pseudo-redresseurs de torts possédés par la réalité d’un nouvel
armement qui procure des fantasmes de surhomme. Qui sont-ils exactement ?
Ce sont des pelotons chargés de liquider les réfractaires ou les
semi-désobéissants, ce sont des «juges [qui] avaient ce beau
détachement, cette dévotion à la stricte justice des hommes qui
dispensent la mort sans y être eux-mêmes exposés» (p. 217). Devant cet
affligeant spectacle d’une humanité effondrée, Frédéric se démobilise au
propre comme au figuré, à l’intérieur comme à l’extérieur, étranger aux
acteurs de cette sinistre «comédie» (p. 224). Il fuit et prend un train
en marche (cf. pp. 221-2), tel un trimardeur qui serait sorti d’un
livre de Jack London, songeant à Catherine pour compenser un crépuscule
par une aurore (cf. pp. 223-4)."
Gregory Mion, L'Amérique en guerre (15) : L’adieu aux armes d’Ernest Hemingway, in Stalker, 3 juin 2020.
La note renvoie à "Au-delà de l'effondrement, 34 : De la destruction comme élément de l'histoire naturelle de W. G. Sebald", in Stalker du 05/09/2011, qui se termine par ce paragraphe :
"«Quoi qu’il en soit, il n’est pas facile d’invalider la thèse selon
laquelle nous ne sommes pas parvenus jusqu’ici à faire émerger dans la
conscience collective, par des descriptions littéraires ou historiques,
les horreurs de la guerre aérienne» (p. 100), voici les mots par
lesquels Sebald termine son essai, sans vraiment apporter de réponse
satisfaisante à cette question si ce n'est, peut-être, par l'ensemble
des textes qu'ils a écrits plutôt que par ce seul texte polémique, comme
autant de miroirs où l'auteur, comme une espèce de Léon Bloy
assagi et privé de Dieu, a pu vérifier à quoi «ressemblent les abîmes
de l’histoire. Tout s’y retrouve pêle-mêle et quand on y plonge le
regard, on est saisi d’effroi et de vertige (p. 81)."
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