lundi 22 juin 2020

L'adieu aux armes

"En filigrane, d’une façon croissante, l’adieu aux armes qui intitule le roman se définit avec davantage de clarté. Le refus progressif de participer à cette boucherie fait aussi écho au refus de se porter garant d’une technique au service de la guerre. De ce point de vue, la désertion de Frédéric, motivée par l’immonde comportement de la police des armées (cf. pp. 217-8), se complète par la répudiation d’une époque où l’on met des outils de mort de plus en plus perfectionnés dans des mains de moins en moins soucieuses du prochain. Ainsi Frédéric est ici comparable à une émouvante doublure de «l’Ange de l’Histoire» imaginé par Walter Benjamin (7), cet ange aux yeux exorbités par un avenir sombre et redoutable, emporté par une tempête «que nous appelons le progrès» (8). Ce que distingue alors Frédéric à travers l’action de la police des armées, c’est le prélude d’une régression morale inédite, la mort infligée à une vitesse vertigineuse par des justiciers envoûtés, des pseudo-redresseurs de torts possédés par la réalité d’un nouvel armement qui procure des fantasmes de surhomme. Qui sont-ils exactement ? Ce sont des pelotons chargés de liquider les réfractaires ou les semi-désobéissants, ce sont des «juges [qui] avaient ce beau détachement, cette dévotion à la stricte justice des hommes qui dispensent la mort sans y être eux-mêmes exposés» (p. 217). Devant cet affligeant spectacle d’une humanité effondrée, Frédéric se démobilise au propre comme au figuré, à l’intérieur comme à l’extérieur, étranger aux acteurs de cette sinistre «comédie» (p. 224). Il fuit et prend un train en marche (cf. pp. 221-2), tel un trimardeur qui serait sorti d’un livre de Jack London, songeant à Catherine pour compenser un crépuscule par une aurore (cf. pp. 223-4)."

Gregory Mion, L'Amérique en guerre (15) : L’adieu aux armes d’Ernest Hemingway, in Stalker, 3 juin 2020.

La note  renvoie à "Au-delà de l'effondrement, 34 : De la destruction comme élément de l'histoire naturelle de W. G. Sebald", in Stalker du 05/09/2011, qui se termine par ce paragraphe :

"«Quoi qu’il en soit, il n’est pas facile d’invalider la thèse selon laquelle nous ne sommes pas parvenus jusqu’ici à faire émerger dans la conscience collective, par des descriptions littéraires ou historiques, les horreurs de la guerre aérienne» (p. 100), voici les mots par lesquels Sebald termine son essai, sans vraiment apporter de réponse satisfaisante à cette question si ce n'est, peut-être, par l'ensemble des textes qu'ils a écrits plutôt que par ce seul texte polémique, comme autant de miroirs où l'auteur, comme une espèce de Léon Bloy assagi et privé de Dieu, a pu vérifier à quoi «ressemblent les abîmes de l’histoire. Tout s’y retrouve pêle-mêle et quand on y plonge le regard, on est saisi d’effroi et de vertige (p. 81)."






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