"Quand Rubens attirait l'attention autant sur la rage du dieu que sur la douleur du nourrisson, Goya se concentre, lui, sur la fatalité du geste paternel. L'enfant dévoré n'a déjà plus de visage pour être retenu dans notre humanité. Carcasse anonyme, mutilée et anéantie par l'instinct destructeur. Vertige. les anneaux de la sixième planète du système solaire me font tourner la tête. Celui qui voit la scène a l'esprit embrumé par son excédent de ténèbres. Le fils de l'artisan doreur est devenu maître en noirceur. A travers la figure de Saturne, Goya choisit un symbole ambivalent. Car si la suite de l'histoire est connue, elle rend sa signification plus obscure. Chassé du ciel par son fils Jupiter, Saturne instaura l'âge d'or auprès des mortels : un printemps permanent aux riches et constantes moissons. Période idyllique que les Romains commémorèrent à l'occasion des saturnales. La fête, comme on le sait, inversait l'ordre de la société : les maîtres servaient les esclaves. La licence poussa chaque année les festivités un peu plus loin jusqu'à atteindre une flambée de débauches qui causerait le déclin de la civilisation romaine. Déboire de l'ivresse : on lirait presque un chant d'amertume après l'idéal révolutionnaire. Il n'y a pas de paradis inviolé."
Stéphane Lambert, Visions de Goya, L'éclat dans le désastre, Arléa, 2019, p. 105-106.
Saturne dévorant un de ses fils, Goya, 1819-1823, Musée du Prado |
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