mardi 31 mars 2020

L'Ange

"... A l'instant même où cesse la pluie, un chant de fauvette commence, liquide et pur comme elle, goutte à goutte au coeur des feuilles. La toison des prairies jusqu'à l'horizon scintille et fume sous un rai de soleil blanc. Louange de l'eau, louange de la lumière : pas une fleur ne garde le silence. Et que nous est-il demandé, sinon de participer, immobile, tête levée et lèvres closes ? L'abandon, le don, cela seul. Et la faux n'est pas loin, ces fleurs le savent. Mais pour l'homme seul, l'Ange de la Mort est cet épervier noir qui tourne au crépuscule au-dessus des villages, cherchant parmi les touffes d'arbre le toit qui porte signe, la tache de tuiles pourpres où choir vertigineusement comme une pierre, les ailes coupées, sans un frémissement de plumes."

Gustave Roud, Air de la solitude, in Errances, Jacques Lacarrière, Christian Pirot, 1983, p. 40.



samedi 28 mars 2020

La vie d'un individu consiste à donner la vie


Extrait de l'entretien de Florence Sturm avec le philosophe Nicolas Grimaldi (France Culture, 18 mars  2020).

 Nicolas Grimaldi,  2007. Crédits : Dominique Carton - Maxppp

vendredi 27 mars 2020

Comme une force tellurique

"La vie serait la même dans le corps d'un homme, d'un ver ou d'une fleur ? C'est vertigineux !

Mais c'est aussi libératoire. Quoi qu'il arrive, cela continuera, avec ou sans moi, et malgré mes échecs. Il ne s'agit pas que de moi, c'est la vie passée et future qui me traverse, comme une force tellurique. Moi, ça m'apaise énormément !"

Emanuele Coccia, entretien dans Libération, avec Sonya Faure et Anastasia Vécrin, Samedi 14 mars 2020.

Lire aussi l'entretien qu'Emanuele Coccia a donné à Philosophie magazine.

En cherchant une illustration, je suis tombé sur un autre entretien, avec Philippe Nassif, dans le Figaro Madame. Ouvrant sur un autre vertigineux :


Qu'on retrouve dans le corps de l'entretien :

"Votre proposition est vertigineuse : un seul et même corps ?

C’est la planète qui a engendré le premier vivant, et tout vivant est une modification de ce premier être. Si l’on prend au sérieux le commencement de la vie, nous devrions soutenir que chaque créature, chaque «moi», qu’il soit une bactérie, une poule ou un humain, est un visage particulier qu’emprunte la planète. Chaque moi est un véhicule pour la Terre : nous sommes un même vivant qui se métamorphose en permanence."



jeudi 26 mars 2020

Carnets de la drôle de guerre



Pour lire le texte entier de Jack Fereday, Philomag.

Excessif chiffonnement de l'ample jupe

"Dans la moitié gauche du papier, une profuse diversité de hachures détaillaient, au fond de la chambre, en leur forme et leur relief, les froissements, les plis, les retombées des draps et des tentures d'un lit à baldaquin. Proches, déjà, de l'immobile agitation des étoffes et des toiles, un homme et une femme luttaient, étroitement enlacés. Tandis que, ployée à la renverse, la victime essayait avec la main gauche de rouvrir le loquet de la porte close, repoussait de la main droite, mais avec une délicatesse équivoque, le torse de l'assaillant, l'homme entourait du bras gauche la taille soumise, fermait  posément la targette avec sa main droite et, d'une pression des lèvres ouvertes sur le cou, obligeait, prise de vertige, la tête de la jeune femme à s'abandonner en arrière. Quatre détails, la chevelure entièrement défaite, une épaule nue, le corsage dégrafé et l'excessif chiffonnement de l'ample jupe rendaient la scène parfaitement intelligible. Après de vives effusions de tendresse, dont le bouleversement du lit portait témoignage, l'homme, soudain décidé à quelque assaut décisif, s'était levé pour assurer la fermeture de la porte. Saisie de panique, son amie, sans prendre le temps de se réajuster, l'avait suivi pour l'empêcher. Un large miroir répercutant les adversaires ambigus et une estampe aux dessins indéchiffrables complétaient la décoration de la chambre."

Jean Ricardou, Les lieux-dits, 10/18, Gallimard, 1959, p. 49-50.

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777.

mercredi 25 mars 2020

La robe de mort qui habille la beauté

"Curieusement, alors que j'étais encore un enfant, je m'imaginais espèce en voie d'extinction, esquissant sur la page des villes une écriture fossile, à la fois pour échapper à la traque et laisser une marque tangible de ma présence, entre le vestige et le vertige."

Michaël Ferrier, Scrabble, Mercure de France, Traits et portraits, 2019, p. 120.

"Bien sûr, j'avais déjà vu, à maintes reprises, un animal abattu, le sang du mouton sur les pointes de fer, une gorge tranchée. Mais pour la première fois, j'ai ôté la vie. Pour la première fois, j'ai senti le temps monter à la verticale et redescendre d'un  seul coup, fondre à toute vitesse sur nous, la force déracinée du vide quand la tête retombe, le long vertige qui suit cette révélation. Et surtout, j'ai vu pour la première fois la robe de mort qui habille la beauté. Son épuisante splendeur. Une puissance tellement vénéneuse qu'il est préférable de la tenir à distance, aussi longtemps que possible, ne pas tenter de l'expliquer ni même de la combattre, juste s'en détourner  pour mieux la tenir en respect."

Michaël Ferrier, id., p. 164.

"Au carrefour, les jeeps continuent à tournoyer comme des mouches à feu prises au piège d'un bocal et emportées par leur volte, se tirant et se tuant à bout portant. Dans sa vitesse, une voiture fracasse le rebord du rond-point et se renverse, entraînant l'arrêt presque immédiat de ce manège insensé. les autres pilent net, dans un crissement de pneus et un ouragan de poussière, certains chavirant dans cette embardée, corps écrasés, mitrailleuses froissées, cris et plissements de tôles. Plusieurs véhicules s'échappent alors de la nasse et remontent vers l'avenue Charles-de-Gaulle, où elles tombent nez à nez avec un char, le mitrailleur tête nue sur sa tourelle, tirant dans tous les sens dans son délire giratoire. C'est maintenant la machine qui commande, cuirasse, chenille, claquement sec des armes automatiques. La guerre prend possession du monde par le vertige, la rotation devenue folle, une machine insensée n'obéissant plus qu'à son propre entêtement  et ne répondant plus à rien."

Michaël Ferrier, id., p. 190.

Lire aussi l'entretien de Michaël Ferrier avec Norbert Czarny dans En attendant Nadeau.


Michaël Ferrier © Jean-Luc Bertini

mardi 24 mars 2020

Le sermon sur la chute de Rome

"Il a sans doute regardé ses enfants sans les reconnaître mais son épouse n'avait pas changé parce qu'elle n'avait jamais été jeune ni fraîche, et il l'a serrée contre lui bien que Marcel n'ait jamais compris ce qui avait bien pu pousser l'un vers l'autre leurs deux corps desséchés et rompus, ce ne pouvait être le désir, ni même un instinct animal, peut-être était-ce seulement parce que Marcel avait besoin de leur étreinte pour quitter les limbes au fond desquels il guettait depuis si longtemps, attendant de naître, et c'est pour répondre à son appel silencieux qu'ils ont rampé cette nuit-là l'un sur l'autre dans l'obscurité de leur chambre, sans faire de bruit pour ne pas alerter Jean-Baptiste et Jeanne-Marie qui faisaient semblant de dormir, allongés sur leur matelas dans un coin de la pièce, le coeur battant devant le mystère des craquements et des soupirs rauques qu'ils comprenaient sans pouvoir le nommer, pris de vertige devant l'ampleur du mystère qui mêlait si près d'eux la violence à l'intimité, tandis que leurs parents s'épuisaient rageusement à frotter leurs corps l'un à l'autre, tordant et explorant la sécheresse de leurs propres chairs pour en ranimer les sources anciennes taries par la tristesse, le deuil et le sel et puiser, tout au fond de leurs ventres, ce qu'il y restait d'humeurs et de glaires, ne serait-ce qu'une trace d'humidité, un  peu du fluide qui sert de réceptacle à la vie, une seule goutte, et ils ont fait tant d'efforts que cette goutte unique a fini par sourdre et se condenser en eux, rendant la vie possible, alors même qu'ils n'étaient plus qu'à peine vivants."

Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012, p. 14.

"Il décida de faire son master sur Augustin. Matthieu, dont l'amitié inaltérable prenait souvent la forme d'une approbation servile, choisit Leibniz et se perdit sans conviction dans les labyrinthes vertigineux de l'entendement divin, à l'ombre de l'inconcevable pyramide des mondes possibles où sa main multipliée à l'infini se posait enfin sur la joue de Judith. Libero lisait les quatre sermons sur la chute de Rome en ayant le sentiment d'accomplir un acte de haute résistance, et il lisait La cité de Dieu, mais à mesure que les jours raccourcissaient, ses derniers espoirs se diluèrent dans la brume pluvieuse qui pesait sur les trottoirs humides."

Jérôme Ferrari, id,  p. 60.

"Tous les vivants étaient convoqués à la tâche exaltante de la reconstruction et Marcel était parmi eux, saisi de vertige devant l'infinité des possibles, prêt à prendre la route, les yeux blessés par la lumière, tout entier tourné vers un avenir qui avait enfin effacé la mort." 

Jérôme Ferrari, id,  p. 130.


lundi 23 mars 2020

Les clochers de Martinville

"Issu de l'entente entre copropriétaires, le passage, le passage offre un lieu abrité par sa toiture de verre, sans vision vers l'extérieur (sinon les entrées à chaque bout), et permet ainsi à la fois la flânerie, la jouissance dépensière ou une autre jouissance : les entresols sont le plus souvent occupées par des "cocottes" qui aguichent le client et vendent leurs charmes - et la transition entre les Grands Boulevards et le Palais-Royal, véritable centre d'attraction. Les commerces de nouveautés y déploient leurs étalages, on y est protégé de la boue, à quoi se résume encore la rue à l'époque, on oublie les tracas de la grande ville pour ne profiter que de ses avantages, les biens consommables venus du monde entier. Le passage développe une impression de totalité, de clôture, comme un monde autosuffisant où toute la vie serait possible, dans une expérience à la fois rassurante et vertigineuse."

Bernard Comment, Panoramas, l'histoire d'un siècle, in J'aime les panoramas, catalogue MuCEM, 2015, p. 18.

"Mais qu'en est-il exactement du panorama et de ses éléments constitutifs ou caractéristiques ? [...] A la fois ébloui par le spectacle colossal et bercé par l'étrange lumière gazeuse du lieu, le spectateur a tout loisir de faire le tour de la toile et de se repérer progressivement  dans ce grand spectacle de l'illusion réaliste, voire hyperréaliste. Plus tard, l’illusion sera encore renforcée par ce qu'on appellera le "faux terrain", un pourtour circulaire et incliné en bas de la toile qui accueillait des éléments réels en trois dimensions (fusils, canons, charrettes, mannequins, animaux empaillés, etc.) prolongés par leur représentation picturale. La foule se pressait à la fois pour se rassurer et pour éprouver un vertige. On n'y vendait rien, sinon quelques souvenirs (plans, dépliants, brochures), mais c'était une atmosphère de fièvre, d'engouement, et peut-être d'érotisme (Benjamin cite un témoignage de l'époque à propos des "panoramistes", dames de petite vertu qui arpentaient les panoramas en quête d'aventures éphémères)."

Bernard Comment, id. p. 19.

"Il est d'ailleurs intéressant de constater que Marcel Proust, témoin de la grande bascule d'un siècle à l'autre (et d'un monde à l'autre), propose explicitement ce déplacement paradigmatique dans A la recherche du temps perdu. En effet, à plusieurs reprises, le narrateur se voit offrir la possibilité d'une saisie panoramique du monde : lorsque le curé de Combray, en visite chez la tante Léonie, évoque l'admirable vue panoramique qu'on peut avoir du sommet de la tour de l'église et invite le jeune Marcel à venir en faire l'expérience ; lorsque les Verdurin indiquent l'endroit au bout de leur propriété de la Raspelière, en bord de mer, d'où l'on a une vue panoramique sur tous les environs ; et en quelques autres occurrences encore. Mais à aucun moment le narrateur ne se rend à cette invitation panoramisante, soit qu'il oublie, soit qu'il est interrompu en chemin. Mais s'il n'y va pas, c'est précisément que le modèle cognitif avancé par Proust, la révolution optique qu'il propose, est incompatible avec la centralité du sujet. Tout l'enjeu des écrits de Proust, en effet, c'est l'inscription obsessionnelle du mouvement dans la vision. On en veut pour preuve, parmi bien  d'autres, l'extraordinaire scène des clochers de Martinville, quand le narrateur se trouve à l'avant de la carriole du Dr Percepied, à côté du cocher. Etrangement, ou symptomatiquement, cette scène est la seule qui fait l'objet de deux descriptions. Un tel redoublement mérite l'attention. La première est normale et banale. La seconde est vertigineuse : pour restituer son propre mouvement d'observateur sur la carriole qui se déplace, Proust utilise une kyrielle de verbes de mouvement qu'il impute à un monde pourtant réputé immobile, celui de l'église, des tours, des immeubles : le mouvement de l'observateur devient le mouvement du monde observé, en une sorte de plan-séquence aussi génial que celui d'Orson Welles en oucerture de Touch of Evil (La Soif du mal, 1958)."

Bernard Comment, id. p. 21.




dimanche 22 mars 2020

Covid-Entraide France

"Près de 230 médecins, infirmier.e.s., psychologues, réanimateurs, enseignant.e.s, comédien.ne.s, paysan.ne.s, artistes, chercheuses, scientifiques, musicien.ne.s, syndicalistes, éditeurs, libraires et autres personnalités appellent à s’auto-organiser face à la pandémie de Covid-19 et à rejoindre le réseau de solidarité COVID-ENTRAIDE FRANCE.

Depuis une semaine la France est entrée dans une nouvelle réalité vertigineuse. Le Covid-19 n’est plus une « petite grippe », selon nos gouvernants, mais la « pire crise sanitaire depuis un siècle ». Un choc intime qui nous fait trembler pour nos proches et toutes les personnes particulièrement fragiles. Une secousse géopolitique qui fait s’effondrer la mondialisation néolibérale comme un château de cartes. 2019 avait été une année d’incendies ravageurs en Australie, Amazonie et ailleurs, et d’immenses soulèvements populaires. 2020 a d’ores et déjà les traits d’une paralysie totale, une crise systémique majeure.
Cette pandémie achève de rendre irrespirable la vie dans un système politique et économique délirant, néfaste, mais surtout inutile au moment où un immense besoin de soin se fait sentir. Après être resté attentiste pendant un mois et demi, Emmanuel Macron a promis, pour ne pas perdre la face, que « l’État paiera […] quoi qu’il en coûte ». La « mobilisation générale » est décrétée. « Nous sommes en guerre », paraît-il, contre un « ennemi invisible ».
Face à cette rhétorique militariste, nous affirmons une autre logique. À « l’union nationale » nous préférons l’entraide générale. À la guerre, nous opposons le soin, de nos proches jusqu’aux peuples du monde entier et au vivant. En France, comme dans les autres pays, nous allons tenir ensemble pour faire face à l’épidémie. Nous allons transformer l’isolement imposé en immense élan d’auto-organisation et de solidarité collective."
 Site internet : https://covidentraide.fr

La traversée des Alpes

"Ce livre reconstitue et raconte l'histoire de ce chemin. Il montre d'abord pourquoi et comment le GR5 s'est constitué en emblème de la randonnée en France depuis la fin du XIXe siècle. Il souligne également son aspect de mosaïque historique : ce sentier classique, tel qu'il a été balisé au début des années 1950, n'est finalement qu'une re-création, unifiant et réinventant des traditions marcheuses qui regardent vers un passé multiséculaire : tantôt chemin commercial ou de contrebande, draille de la transhumance ovine ou voie militaire menant de citadelle vertigineuse en forteresse d'altitude. Le GR5, dans ces passages-là, n'est pas seulement un objet d'histoire, il devient un vecteur d'histoire, permettant de plonger dans les strates passées des circulations pédestres alpines."

Antoine de Baecque, La traversée des Alpes, Essai d'histoire marchée, Folio-Histoire, 2014, p. 12.

"J'ai un petit étourdissement. Calé contre le dos de mon sac mouillé de transpiration, je regarde un temps, hébété, le paysage au col. Pas de panique, les Dents sont toujours là. La randonnée dans le calcaire, qui a précédé, offre un plaisir vertigineux, mais épuise, car les pentes sont rudes."

Antoine de Baecque, id. p. 68.

"C'est ainsi que la randonnée naît en France grâce aux groupes, aux compagnons méconnus membres de collectifs, davantage que par l'intermédiaire de sportifs célèbres, d'aventuriers distingués. A se demander, comme l'ont fait longtemps les rares revues spécialisés en la matière, si la randonnée moderne a même une histoire. Il est possible de citer le premier des spéléologues (Edouard-Alfred Martel), on peut égrener la généalogie vertigineuse des grands noms de l'alpinisme naissant, on établit un palmarès olympique des athlètes marcheurs, mais qui fut le premier randonneur ?"

Antoine de Baecque, id. p. 90.


samedi 21 mars 2020

J'aime les panoramas

"Un renversement s'opère à la fin du siècle où la conscience de l'éloignement de la nature s'impose. On ne veut plus forcément se retrouver exactement dans un univers précisément décrit, on veut s'y perdre.
Francis Furet, Auguste Baud-Bovy et Eugène Burnand réalisent pour l'Exposition universelle de 1893 à Chicago un panorama des Alpes Bernoises qui rend compte, dans cette capitale de Prairie aux horizons uniformément plats, des hauteurs vertigineuses des sommets et invite à la contemplation d'une nature sublime, inconnue et presque sans limite. A leur suite, Giovanni Segantini et Cuno Amiet projettent la construction d'une rotonde consacrée aux Alpes de l'Engadine pour l'Exposition universelle de 1900. La magie de la nature supplante celle de la ville et des batailles. Le cycle des "Nymphéas" de Claude Monet constitue l'aboutissement de ce retour à la nature."

Laurence Madeline et Jean Roch Bouiller, J'aime les panoramas, S'approprier le monde, Catalogue de l'Exposition du MuCEM, 2015, p. 13-14.

Le panorama revue, vers 1900 © Mucem, Yves Inchierman

vendredi 20 mars 2020

Un examen de conscience

"Me revient cette terrible phrase de Paul : "Moi, je suis charnel, vendu au péché (comme l'esclave est vendu à son maître). Oui, je ne sais pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais". (Rm 7, 14-15) Je pense alors à ces nuits d'insomnie récurrentes, quand on est obsédé par l'image altruiste, généreuse qu'on voudrait désespérément donner aux autres et que nous réalisons notre horrible duplicité. Nous passons tous par là à un moment de notre existence. Mais, pour certains, c'est leur seule histoire. Ils tentent de se mentir comme ils mentent aux autres, pour oublier ce vertige dans lequel ils se noient, et finissent par tromper, abuser, massacrer..."

Frédéric Boyer, Un examen de conscience, Bloc-notes, La Croix Hebdo, n°22, p. 9


jeudi 19 mars 2020

Jean de Berry

"Un assez triste sire, concluent les historiens, qui soulignent sa cupidité, sa cruauté occasionnelle, son apathie, sa sensualité, son goût du luxe, son "absence totale de sens moral et de patriotisme". Réserve faite de l'anachronisme du dernier grief, le portrait n'est pas trop noirci. Le Duc appartient bien à ce déclin de Moyen Age dont Huizinga a su mettre en évidence les obsessions fondamentales : hantise de la mort, rêverie "définitive" orientée sur l'amour ou sur la prouesse, mais en dépit de ces vertiges déréalisants, l'empire de ce qu'il a superbement nommé : "l'âpre saveur de la vie".
Dans la foulée du rêve, Jean  de Berry, échappe à l'obscure politique du temps, devient le bâtisseur, le montreur de merveilles. Ses châteaux ressortissent au conte de fées. Il suffit, dans les Très Riches Heures, de contempler Mehun dont les tours et les courtines se couronnent, au-dessus des créneaux, d'un étage supplémentaire, tout d'arcatures et d'à-jours, qu'effilent encore les hautes cheminées prismatiques, les gâbles engrêlés et fleuronnés, les poivrières, les flèches, les girouettes de plomb sur-doré, en façon d'ange, d'ours ou de coq, que surmonte encore la hampe des bannières ducales. C'est moins un château qu'une apparition de château et le génie des Limbourg a renchéri à plaisir sur cette apparence spectrale."

Philippe Audoin, Bourges, cité première, Julliard, 1972, p. 90-91.


"Le château de Mehun-sur-Yèvre dans La Tentation du Christ, f.161v.  Frères de Limbourg, entre 1411 et 1416 (Wikipedia)


mercredi 18 mars 2020

La nef des Fous

"Le Moyen Age à son déclin paraît hanté par la Folie, une folie contagieuse, qui n'est pas caractérisée cliniquement, mais correspond plutôt à une attitude devant le faux sérieux d'une vie privée de sens. La folie apparaît comme une solution de défi ; défi à la mort par peste ou famine, dans les danses collectives si magnifiquement évoquées par Michelet : " Le spectacle des convulsions agissait d'autant plus puissamment qu'il n'y avait dans les âmes que convulsions et vertiges. Alors les sains et les malades dansaient sans distinction. On les voyait dans les rues, dans les églises, se saisir violemment par la main et former des rondes. Plus d'un, qui d'abord en riait ou regardait froidement, en venait aussi à n'y plus voir, la tête lui tournait, il tournait lui-même et dansait avec les autres. Les rondes allaient se multipliant, s'enlaçant ; elles devenaient de plus en plus vastes, de plus en plus aveugles, rapides, furieuses à briser tout, comme d'immenses reptiles qui, de minute en minute, iraient grossissant, se tordant..."

Philippe Audoin, Bourges, cité première, Julliard, 1972, p. 15-16.

La nef des Fous, Jérôme Bosch

mardi 17 mars 2020

Une vie dans les mots

"Quand j'avais six ans, ma mère et moi sommes allés à la statue de la Liberté, accompagnés par l'une de ses amies et les deux fils de cette dame. Ainsi que le fait la mère de Sachs dans le livre, ma mère insista pour que je m'habille bien pour l'occasion - je m'en sentis idiot et mal à l'aise - alors que les deux autres garçons avaient été autorisés à porter un jean et un t-shirt. Mais surtout, ma mère eut une attaque de panique ou le vertige ou une sorte de crise alors que nous étions à l'intérieur de la statue. Elle tenta de le dissimuler en inventant une espèce de jeu où il fallait descendre les marches de l'escalier assis plutôt que debout. Après cela, elle eut souvent le vertige. Le fait d'avoir vu ma mère presque perdre la tête à l'intérieur de la statue de la Liberté eut un fort impact sur ma perception de la statue. Je devins incapable de séparer les deux choses, ne pouvant penser à l'une sans penser à l'autre, et je n'y suis jamais retourné depuis ce jour-là."

Paul Auster, Une vie dans les mots, Conversations avec I.B. Siegumfeldt, Actes Sud, 2020, p. 187-188.


lundi 16 mars 2020

Sur les traces de la panthère des neiges

En fait, j'avais oublié deux "vertiges" dans le numéro 137 de Philosophie magazine...


Sylvain Tesson : “Ma fascination va à ceux qui allient l’esprit à l’action”
Propos recueillis par Alexandre Lacroix

[...]
Mais qu’est-ce qui vous fascine tant dans l’alpinisme ?
L’alpiniste est, à mes yeux, un personnage métaphysique. D’abord, parce qu’il fait preuve d’une sérieuse dose de mépris de lui-même. Aller se suspendre à une paroi, dormir au-dessus du vide, avoir faim, avoir froid, perdre des orteils et des doigts, risquer de mourir bêtement à cause d’une chute de pierre… Il faut être vraiment indifférent à son petit confort pour y consentir. La capacité d’endurer me fascine. Cette abnégation se redouble chez l’alpiniste d’un dépassement de soi, de l’accès à la grandeur impersonnelle des sommets. Cet esprit qui me plaît tant, je l’ai retrouvé chez le photographe Vincent Munier, que j’ai suivi sur les traces de la panthère des neiges. Après avoir reconnu chez lui une science incroyable de la psychologie et du comportement animal, je me suis rendu compte qu’il était capable, lors de l’affût, de mettre entre parenthèses ses sensations : sur les hauts plateaux du Tibet, le mercure descendait à - 30 °C, mais lui restait paisiblement allongé sur des pierres. Pourquoi ? Pour ramener une photo. Se mettre à l’épreuve pour décrocher une timbale dérisoire, je trouve ça digne d’estime. C’est peut-être le propre de l’homme, après le langage.
[...]
Ces sports extrêmes causent aussi beaucoup d’accidents tragiques.
Bien sûr. Je me souviens encore de la silhouette incandescente du snowboarder chamoniard Marco Siffredi. En mai 2001, il a descendu le versant tibétain de l’Everest par le couloir Norton, en partant de 8 850 mètres d’altitude. Ce couloir, en face nord, avait longtemps été considéré par les alpinistes comme impossible à vaincre, et lui s’est amusé à skier sur ces parois vertigineuses ! Il a retenté le diable une seconde fois en 2002, voulant emprunter cette fois le couloir Hornbein, et son corps n’a jamais été retrouvé.[...]





John Dewey, en 1902.

Barbara Stiegler : “Dewey renouvelle notre vision de la politique et de la démocratie”


Peu connu de notre côté de l’Atlantique, l’Américain John Dewey est pourtant l’un des penseurs les plus influents de notre époque, explique la philosophe Barbara Stiegler. Il est en effet l’un des premiers théoriciens de la démocratie participative et de l’expérience sociale. Un appel à ne pas rester passif en politique.  

[...] En suivant Dewey, il est possible de réactiver cette expression qui a été tant dévoyée : la démocratie participative. Aujourd’hui, elle prend plutôt malheureusement la forme d’une nouvelle fabrique du consentement. On fait participer les citoyens, mais au sens superficiel du mot : on les invite poliment à des réunions d’information en essayant de les convaincre de la nécessité de la réforme, puis on les renvoie chez eux. C’est ce qu’il s’est passé lors de la réforme des rythmes scolaires. Certes, les parents – dont je faisais partie – ont été convoqués à des réunions où ils ont pu exprimer clairement leur désaccord sur tel ou tel point, mais le cap a été maintenu de manière autoritaire par la plupart des mairies. Les réunions servaient uniquement à faire passer le message “on vous écoute” : c’était plus de la communication, voire de la propagande, que de la démocratie. Voilà à quoi se résume souvent la démocratie participative actuellement. Or, et Dewey le dit bien, la participation qui est au cœur de la politique passe à la fois par l’intelligence collective socialement organisée et par les affects, ce qui implique une subversion radicale des hiérarchies politiques en place.
Il y a là un enjeu de réappropriation d’un capital, non seulement économique mais aussi culturel et épistémique, de l’ordre du savoir. Un exemple de réappropriation d’un savoir détenu par des experts détachés du problème qu’ils ont à traiter par ceux qu’il affecte directement, voire dramatiquement, fut donné par le mouvement Act Up. Alors que le sida frappait de plein fouet la communauté homosexuelle en jetant une chape de silence et de honte sur les malades, ces derniers ont décidé de s’emparer d’un savoir pourtant extrêmement technique afin de donner de la visibilité à l’épidémie et d’infléchir la recherche médicale. L’idée était bien de briser la frontière entre les médecins, qui possédaient les connaissances techniques, et les malades, qui expérimentaient la solitude, le rejet et l’indifférence, tout en en sachant aussi beaucoup plus sur la maladie et les traitements. Leurs actions les plus spectaculaires n’ont pas consisté en des saccages d’hôpitaux mais en manifestations et happenings sur le mode de la performance artistique – ce qui a pu être une voie pour la subversion. D’une façon générale, les maladies chroniques – le sida en est devenu une depuis l’invention des trithérapies – créent un terrain d’expérimentation politique passionnant pour la méthode de Dewey. Le malade chronique est acteur à vie du système sanitaire, ce qui implique de lui reconnaître un rôle politique central qui subvertit les asymétries traditionnelles en termes de savoir et de pouvoir. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui « la démocratie sanitaire », source vertigineuse de questions et de problèmes dont devrait s’emparer la philosophie politique. »

Propos recueillis par Victorine de Oliveira.

samedi 14 mars 2020

Since You Were Born

Accumulation de vertiges dans l'édition du Samedi 29 Février et Dimanche 1er Mars de Libération.




Extrait de l'entretien avec Peter Szendy (mené par Clémentine Mercier) :

[...]
Avez-vous délibérément cherché à nous étourdir dans cette exposition ?
Quand on entre dans le Jeu de paume, ce qu'on voit, c'est un déferlement. Il y a des images partout sur les murs. Pour son installation intitulée Since You Were Born, Evan Roth a imprimé toutes les pages Internet conservées dans la mémoire de son ordinateur depuis la naissance de sa fille en 2016. Comme si le stock des innombrables images accumulées au cours d'une tranche de vie avait explosé en se répandant dans l'atmosphère. Il y avait, en 2015, trois milliards d'images qui circulaient chaque jour sur les réseaux sociaux (il y en a sans doute beaucoup plus aujourd'hui). Ce qui veut dire environ deux millions d'images pendant le temps qu'il vous a fallu pour lire les phrases qui précèdent. Je n'ai cherché à étourdir personne : c'est l'économie des images, ce que j'appelle l'"iconomie", qui est devenue vertigineuse. [...]




Extrait de Bazar à l'essai au Jeu de paume (Clémentine Mercier) p. 29

«On voit sans voir», tels sont les propos tenus par Rihaa, une ouvrière du Bangladesh, dans Clickworkers (2017), une vidéo de Martin Le Chevallier. Payée pour liker des photos et faire des vues de vidéos sur Internet, cette travailleuse invisible voit défiler devant ses pupilles des milliers d’images qu’elle ne regarde évidemment pas, aveuglée par la multitude. Comment penser ce déluge visuel et l’économie mondialisée qui l’accompagne ? Comment illustrer, via des œuvres d’artistes, cette économie qui s’est accélérée avec les ordinateurs et Internet ? C’est le séduisant projet du philosophe Peter Szendy dans le Supermarché des images, l’exposition élaborée à partir de son livre le Supermarché du visible. Dans cet ouvrage, Peter Szendy invente le terme «iconomie», un mot-valise sexy pour décrire le régime esthétique dans lequel nous plonge l’économie marchande globalisée. La vertigineuse production d’images contemporaine serait une composante même des infrastructures capitalistes. Et notre regard, un otage du tsunami visuel. Sous le soleil de la critique marxiste, rien de vraiment nouveau… à part la volonté louable et la gageure excitante d’illustrer ce système d’échange contemporain avec des œuvres d’art, devenues elles-mêmes des valeurs du marché, via les zones franches des ports et aéroports, comme l’explique si bien l’artiste Hito Steyerl dans son installation vidéo Duty Free Art (2015). La visite du Supermarché des images procure, en ce sens, une sensation de vertige : comme Rihaa qui, face à son ordinateur, «like» des images par paquets, le visiteur, pris dans la lessiveuse de l’exposition collective du Jeu de paume ressort brassé, aspiré par un vortex pas toujours limpide. [...]




In Vient de paraître (p. 48)

Antoinette Rychner Après le monde

Ce sont «nous» les narrateurs de ce roman au rythme haletant qui procure un vertige hypnotique. Nous étions en 2022 adeptes du bio et du brunch, votions à gauche, parlions de promouvoir la mixité et des dangers du réchauffement climatique, mais consommions, en moyenne, plus de 250 litres d’eau par jour et par personne et plus de 3 000 litres de pétrole par an. Nous étions si bien, avant l’effondrement en 2023, et ses catastrophes en série qui ne surprennent pas aujourd’hui : cyclone, faillite des marchés, fin de l’emploi, des Etats, du dollar, de la compassion humaine… Depuis longtemps la science-fiction, qui pratiquait la collapsologie avant l’heure, a imaginé la sauvagerie qui suivrait la chute de la civilisation. L’auteure et dramaturge suisse Antoinette Rychner relate cette déchéance humaine mais comme une tragédie antique revisitée, racontée par des femmes, Christelle et Barbara («nous»), sous forme de chants épiques. Ceux-ci représentent à la fois une forme de transmission orale dans la fiction et la forme du roman lui-même. C’est comme si nous avions un legs précieux entre nos mains. Frédérique Roussel

vendredi 13 mars 2020

A mi-chemin entre la vérité et la terreur

"Bientôt, les mots qu'ils échangeront feront combat dans les nuages, ouvrant et multipliant, à partir d'une simple ligne du plateau, une multitude de mots et de sens, de saveurs et de significations, déverrouillant les ondes selon les permutations des lettres et leur position sur la grille, dans le temps comme dans l'espace, dans l'étendue aussi bien que dans la profondeur. A partir de quelques points fixes arrachés à la table et de quelques lettres aléatoires puisées dans un fond obscur, ils formeront des mots choisis pour leur valeur plus que pour leur définition, qui porteront avec eux une gamme incroyablement large de souffles et de palpitations : des intonations et des inflexions, des onomatopées et des tonalités, des phonèmes et des phénomènes, des tressaillements et des vibrations. Horizontalement, verticalement, une palette de bêtes, de gens et d'esprits se mettra en place, à mi-chemin entre la vérité et la terreur, incisant l'écorce, fissurant le bois, transperçant la table et la soulevant parfois, entraînant à leur suite tous les tourbillons du sens et les vertiges de la voix, élargissant les sensations et les éloignant du gouffre - ou, en fin de compte, y reconduisant."

Michaël Ferrier, Scrabble, Mercure de France, Traits et portraits, 2019, p. 13-14.


mercredi 11 mars 2020

L'inconscient de la ville

"En 1924, Aragon publia Le Paysan de Paris, dont le titre semblait indiquer l'inverse de la promenade champêtre. S'il s'était d'abord agi de quatre Parisiens qui se perdent dans la campagne, c'est la ville à présent qui est décrite du point de vue d'un paysan qui se trouve pris du vertige de la modernité devant la métropole naissante. Le livre est une sorte de guide des merveilles quotidiennes qui vivent derrière la ville moderne. C'est la description de ces lieux inédits et de ces fragments de vie qui se trouvent hors des itinéraires touristiques, dans une sorte d'univers submergé et indéchiffrable. Durant une déambulation nocturne, le parc des Buttes-Chaumont est décrit comme le lieu "où s'est niché l'inconscient de la ville", le terrain d'expériences où il est possible d'avoir des surprises et des révélations extraordinaires."

Francesco Careri, Walkscapes, La marche comme pratique esthétique, Actes Sud Babel, 2013, p. 93.


mardi 10 mars 2020

lundi 9 mars 2020

La disparition des lucioles

"Dans un célèbre article du Corriere della Sera le 1er février 1975, neuf mois avant sa mort, l'écrivain Pier Paolo Pasolini dénonçait la disparition des lucioles. "Au début des années 1960, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout à la campagne, à cause de la pollution de l'eau (fleuves d'azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n'y avait plus de lucioles."
Pasolini dénonçait un phénomène vraiment nuisible, lui, et qui s'est accéléré de façon vertigineuse dans le monde. Celui de l'installation d'un système empoisonné de production et de consommation outrancières, de mercantilisme et d'obsolescence programmée des biens. Pour l'écrivain italien, cette "disparition des lucioles" était l'allégorie de la disparition de la beauté et de l'altérité du monde vivant. Il ne s'agit ici ni de poésie ni d'angélisme ni de passéisme, mais de reconnaître les progrès effarants de notre pouvoir de destruction qui atteint non seulement le monde mais notre propre relation  au monde et à nous-mêmes - ce que les Anciens appelaient notre "âme". Pasolini se souvenait sûrement que, dans sa vision de l'Enfer, Dante évoquait le paysan qui "sur la colline demeure... et voit des lucioles dans toute la vallée" (Enfer XXVI, v.25-29). Notre enfer, c'est peut-être ce qui restera quand nous aurons perdu les visions de présences sauvages, insaisissables et témoins de l'altérité du vivant."

 Frédéric Boyer, La disparition des lucioles, Chronique in La Croix Hebdo,  n°20, p. 9.


samedi 7 mars 2020

Chronique d'une année exemplaire

"21 avril 1960

la capitale du Brésil est transférée
de Rio de Janeiro à Brasilia

[...] Fondée pour apaiser la rivalité entre les deux "capitales" du pays (Rio de Janeiro, l'officielle depuis 1763, et São Paulo), pour mieux répartir la population et les richesses, réorienter ainsi vers l'intérieur des terres l'activité économique, alors concentrée dans les grandes villes côtières, et développer les réseaux de routes et de chemins de fer, Brasilia - région Centre-Ouest, à mille kilomètres des rives du Pacifique nord-ouest, temp. moyen : 22° C - a surgi de terre, pour un coût vertigineux - les ouvriers structurant 24 heures sur 24 une masse colossale de béton armé dans des conditions très dures -, dans le temps record de trois ans et demi. [...]

Jacques Barbaut, 1960, chronique d'une année exemplaire, Éditions Nous, 2013, p. 45.

"14 octobre 1960, vers 23 heures
90 km à l'ouest de Minneapolis, Minnesota

Rentrant à la nuit tombée d'un dîner chez un couple ami, distant d'une quarantaine de kilomètres de leur domicile, Marjory et Steve Lassy, un couple de trentenaires sans enfant, roule tranquillement sur une route de campagne qu'ils connaissent parfaitement. 

[...] Alors que la route est déserte, elle arrive à convaincre son mari de s'arrêter sur le bas-côté pour qu'il puisse observer lui aussi ce phénomène ; la boule lumineuse se déplace soudain à une vitesse vertigineuse en ligne droite pour venir fondre littéralement sur eux : ils ont maintenant devant leurs phares un engin planant à environ quinze mètres du sol, de forme ovoïde, laissant apparaître une série de hublots circulaire. " [...]

Jacques Barbaut, 1960, chronique d'une année exemplaire, Éditions Nous, 2013, p. 115.


jeudi 5 mars 2020

L'Usage du vide

"C'est cette phase de latence créatrice que le mathématicien Alexandre Grothendieck (1928 - 2014) associe au principe Yin dans sa vertigineuse somme Récoltes et semailles. Son modèle personnel de la création scientifique se situe aux antipodes de cette idée d'éthique musculaire introduite dans cet essai pour caractériser un mode d'action fondé sur la volonté qui affronte directement ses obstacles et valorise l'investissement en force. Grothendieck associe au principe Yang l'approche forcenée de certains de ses collègues pour démontrer un théorème qui reste à l'état d'hypothèse."

Romain Graziani, L'Usage du vide, Essai sur l'intelligence de l'action de l'Europe à la Chine, Gallimard, 2019, p. 99-100.

"La question de la représentation authentique de soi dans l'écriture est source de vertiges continus une fois que l'on commence à réfléchir à la complexité de l'entreprise, à l'imprécision des notions qui sous-tendent le parti d'être vrai et de se montrer tel que l'on est. On retrouve ainsi dans l'acte introspectif d'écrire la malédiction attachée à la recherche intentionnelle des états optimaux. L'écriture de soi concentre à peu près toutes les erreurs de raisonnement et toutes les illusions morales dont on peut être victime à divers degrés dans la vie en société dès que l'on s'efforce d'atteindre un état de parfaite transparence et de confession authentique, sans fard ni apprêt."

Romain Graziani, Id. p. 99-100.

"Il faut accepter l'idée qu'il peut être bénéfique de brusquer ou d'humilier notre interlocuteur (disciple, élève, patient, ou simplement ami), de le décourager ou de le plonger dans un état d'angoisse, en lui cachant nos intentions véritables, afin de le pousser hors du cadre mental au sein duquel il a coutume d'enfermer ses tentatives infructueuses de solution.1
1. Dans le Tchouang-tseu, mais aussi dans d'autres ouvrages inspirés par son style (le Liè-tseu, ou certains chapitres du Maître de Houai-nan par exemple, ou encore les discours politiques consignés dans les Stratagèmes des Royaumes combattants), cette approche pour imprimer un élan de l'imagination propice au changement rend bien compte, sur le plan rhétorique, du caractère cosmique des images et des métaphores instillées dans les discours, ou encore de la référence à des échelles d'espace et de temps vertigineuses, lesquelles accusent, par contraste, l'étroitesse dérisoire des repères ordinaires qui organisent le monde des perceptions et des jugements de valeur de l'interlocuteur.

Romain Graziani, Id. p. 238.



dimanche 1 mars 2020

Mes romans m'écrivent autant que je les écris

"Après un long silence où son regard gris-bleu semble partir très loin au-dedans d'elle-même, elle reprend : "Comment faire autrement que de s'écrire dans ses livres ?  mes romans m'écrivent autant que je les écris. En composant La Nuit atlantique, c'est précisément ce qu'a écrit de moi Nous nous connaissons déjà que j'ai eu besoin de revisiter."
Quant à la suite, que ses lecteurs se rassurent, Anne-Marie Garat n'est pas auteure à connaître le vertige de la page blanche. Le point final n'est qu'une commodité, "un leurre", pour cette savoureuse conteuse qui, dit-elle, est loin d'en avoir fini avec l'aventure du langage."

"Mes romans m'écrivent autant que je les écris", Christine Rousseau, Le Monde du 23 février 2020.