Accumulation de
vertiges dans l'édition du Samedi 29 Février et Dimanche 1er Mars de
Libération.
Extrait de l'entretien avec
Peter Szendy (mené par Clémentine Mercier) :
[...]
Avez-vous délibérément cherché à nous étourdir dans cette exposition ?
Quand on entre dans le Jeu de paume, ce qu'on voit, c'est un déferlement. Il y a des images partout sur les murs. Pour son installation intitulée
Since You Were Born, Evan Roth a imprimé toutes les pages Internet conservées dans la mémoire de son ordinateur depuis la naissance de sa fille en 2016. Comme si le stock des innombrables images accumulées au cours d'une tranche de vie avait explosé en se répandant dans l'atmosphère. Il y avait, en 2015, trois milliards d'images qui circulaient chaque jour sur les réseaux sociaux (il y en a sans doute beaucoup plus aujourd'hui). Ce qui veut dire environ deux millions d'images pendant le temps qu'il vous a fallu pour lire les phrases qui précèdent. Je n'ai cherché à étourdir personne : c'est l'économie des images, ce que j'appelle l'"iconomie", qui est devenue vertigineuse. [...]
Extrait de
Bazar à l'essai au Jeu de paume (Clémentine Mercier) p. 29
«O
n voit sans voir», tels sont les propos tenus par Rihaa, une ouvrière du Bangladesh, dans
Clickworkers
(2017), une vidéo de Martin Le Chevallier. Payée pour liker des photos
et faire des vues de vidéos sur Internet, cette travailleuse invisible
voit défiler devant ses pupilles des milliers d’images qu’elle ne
regarde évidemment pas, aveuglée par la multitude. Comment penser ce
déluge visuel et l’économie mondialisée qui l’accompagne ? Comment
illustrer, via des œuvres d’artistes, cette économie qui s’est accélérée
avec les ordinateurs et Internet ? C’est le séduisant projet du
philosophe Peter Szendy dans
le Supermarché des images, l’exposition élaborée à partir de son livre
le Supermarché du visible.
Dans cet ouvrage, Peter Szendy invente le terme «iconomie», un
mot-valise sexy pour décrire le régime esthétique dans lequel nous
plonge l’économie marchande globalisée. La vertigineuse production
d’images contemporaine serait une composante même des infrastructures
capitalistes. Et notre regard, un otage du tsunami visuel. Sous le
soleil de la critique marxiste, rien de vraiment nouveau… à part la
volonté louable et la gageure excitante d’illustrer ce système d’échange
contemporain avec des œuvres d’art, devenues elles-mêmes des valeurs du
marché, via les zones franches des ports et aéroports, comme l’explique
si bien l’artiste Hito Steyerl dans son installation vidéo
Duty Free Art (2015). La visite du
Supermarché des images
procure, en ce sens, une sensation de vertige : comme Rihaa qui, face à
son ordinateur, «like» des images par paquets, le visiteur, pris dans
la lessiveuse de l’exposition collective du Jeu de paume ressort brassé,
aspiré par un vortex pas toujours limpide. [...]
In
Vient de paraître (p. 48)
Antoinette Rychner Après le monde
Ce sont «nous» les narrateurs de ce roman au rythme haletant qui
procure un vertige hypnotique. Nous étions en 2022 adeptes du bio et du
brunch, votions à gauche, parlions de promouvoir la mixité et des
dangers du réchauffement climatique, mais consommions, en moyenne, plus
de 250 litres d’eau par jour et par personne et plus de 3 000 litres de
pétrole par an. Nous étions si bien, avant l’effondrement en 2023, et
ses catastrophes en série qui ne surprennent pas aujourd’hui : cyclone,
faillite des marchés, fin de l’emploi, des Etats, du dollar, de la
compassion humaine… Depuis longtemps la science-fiction, qui pratiquait
la collapsologie avant l’heure, a imaginé la sauvagerie qui suivrait la
chute de la civilisation. L’auteure et dramaturge suisse Antoinette
Rychner relate cette déchéance humaine mais comme une tragédie antique
revisitée, racontée par des femmes, Christelle et Barbara («nous»), sous
forme de chants épiques. Ceux-ci représentent à la fois une forme de
transmission orale dans la fiction et la forme du roman lui-même. C’est
comme si nous avions un legs précieux entre nos mains.
Frédérique Roussel