samedi 29 février 2020

Paillettes, prison et pot de yaourt

Trois occurrences du vertige dans le dernier numéro de Philosophie magazine, n°137, mars 2020 :



Kévin, les paillettes et la vraie vie


[...] Qu’est-ce qui a fait mouche dans cette saynète ? Un ton véhément mais authentique, une situation très commune – celle d’une femme devant son miroir qui demande à son compagnon de l’emmener au resto –, mais aussi et surtout une profonde interrogation. Car, alors que son mari, le dénommé Kévin, lui propose benoîtement d’aller au « MacDo », voici qu’Inès, manifestement désappointée – elle vient de tout faire péter en s’achetant une nouvelle veste à 35 euros chez Zara, un débardeur à 25 euros chez Uniqlo et une palette pour mettre des paillettes sur ses paupières à 65 euros – fait éclater sa colère : « Les calculs sont pas bons, Kévin ! C’est quand qu’tu vas m’mettre des paillettes dans ma vie, Kévin ? J’ai 27 ans, Kévin, j’veux des moulures au plafond, vivre ma meilleure vie ! »
« Mettre des moulures au plafond » et « des paillettes dans [sa] vie » sont des attentes assez convenues, celles d’introduire dans son environnement de l’élégance et de la fête qui permettent de rompre avec le quotidien. Mais attacher à cette attente l’ambition de « vivre sa meilleure vie », voici qui nous fait basculer dans quelque chose de beaucoup plus vertigineux et, osons le mot, de métaphysique. Cela revient à suggérer que nous aurions plusieurs vies possibles et qu’il dépendrait de nous, à chaque instant, d’opter, parmi les vies qui doublent notre vie réelle, pour la meilleure.[...]
Martin Legros, p. 27.


 Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballagesAuteur Philippe Garnier
Éditeur Premier Parallèle

Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballages"Se souvient-on que les bidons, canettes, flacons, packs et autres tubes qui encombrent aujourd’hui comme « des âmes errantes » les plages et les océans, ont exercé sur nous une « séduction éphémère » et plus forte que les lessives, sodas, parfums, laits, dentifrices qu’ils enveloppaient ? Qu’est-ce donc que ces choses, à valeur de déchets persistants, dont notre civilisation s’étouffe ? s’est demandé notre confrère et écrivain Philippe Garnier dans cette ontologie du pot de yaourt vagabonde et mélancolique. Inspiré par le poète Francis Ponge décrivant le cageot et par la philosophie des objets de Gilbert Simondon, il tente l’autohypnose devant un paquet de chips, se perd dans le vide d’une brique de gaspacho, épuise la réalité d’un étui de brosse à dents, voit les boîtes de sardines comme de « petits cercueils », médite sur « l’utopie modeste » du carton, le « morne vertige » du papier bulle, les textures du plastique. Il cherche ainsi « l’aura de l’emballage », sous le halo que l’art du packa­ging lui a donné. Son exploration l’emporte et le déporte loin, du reliquaire médiéval au préservatif, de la peau à l’atmosphère, vers la hantise du magma primordial et de la dégradation. Quant au pot de yaourt, dont la forme a connu une remarquable stabilité, il reste un pot avec « quelque chose de décevant mais tenace ». Catherine Portevin, p. 88

 
Philosophie en prison. Les affranchis de la pensée


[...] Même l'idée de quitter ce lieu semble angoissante. Il raconte une expérience récente : "Il y a deux mois, je suis sorti en permission, pour la première fois depuis quinze ans. Une balade à vélo avec les profs de sport. Vous sortez, vous êtes au grand air, certes. Mais votre esprit, lui, reste en prison. Vous n'avez aucun sentiment de liberté. Je me suis retrouvé dans un endroit que je ne connaissais pas et je n'ai pas trouvé quoi que ce soit qui me reliait avec mon passé. En revanche, au retour vers la prison, le surveillant a décidé de s'arrêter au centre commercial, tout près d'ici. Et là, ça a été un choc, comme une madeleine de Proust. J'ai longtemps travaillé dans de grandes galeries marchandes. Or, dans ce type d'endroit, les odeurs sont toujours les mêmes. Là, je me suis donc vraiment senti à l'extérieur. J'ai fait le lien avec  les quinze années qui venaient de passer. Et ce n'était pas vraiment une sensation agréable ! Plutôt de la nostalgie. J'ai vu ce qu'il allait falloir mettre en route à la sortie : tout ce que vous faites à 20 ans, le boulot, l'appartement. Sauf que là, vous en avez 50. Cela m'a donné un peu le vertige."

Michel Eltchaninoff, p.38

mercredi 26 février 2020

Enfin la femme vint

"Enfin la femme vint.

Fête, illumination, gigantesque déferlement de tous les jouets du Luna-Park intérieur ; trafic ferroviaire sans garde fou qui sillonne notre corps ; signaux multicolores.
[...] Qui a déclenché cette sonnerie, cette course infernale, ce diablotin désarticulé qui engendrerait la folie s'il ne trouvait aussi frénétique partenaire dans la danse attaquée sur la piste glissante de notre système nerveux. Les autres ne nous reconnaissent plus, entrevoient seulement une forme qui les traverse à vertigineuse allure."

Georges Perros, Notes d'enfance, Calligrammes, 1979, p. 24-25.

"Des vacances, qui tiennent une si grande part dans la vie de la plupart des enfants, je ne me rappelle rien, si ce n'est l'éblouissement provoqué par la mer, vertige qui ne m'a pas lâché, et particulièrement suscité par l'approche imminente de l'océan, ces étroites rues qui montent, et là-haut, pour soi tout seul, l'espace marin."

Id. p. 40.

"Notre physiologie, notre attitude squelettique déterminant bien des jugements, obligatoirement sommaires, mais souvent définitifs, et l'importance que les autres accordent à notre mine, à notre allure, est proprement vertigineuse."

Id. p. 55.

A propos de Georges Perros, Œuvres, éditions établie par Thierry Gillyboeuf, Gallimard, « Quarto », novembre 2017, in Marc Alpozzo

mardi 25 février 2020

Goulag, une histoire soviétique

"Ce documentaire, en trois parties, fouillé, clair et pédagogique, montre aussi comment la propagande du régime, enrôlant des écrivains comme Maxime Gorki, repeignait la réalité en tournant des films mensongers qui circulaient en Occident. La visite des intellectuels précédait de terribles campagnes d'exécutions, de massacres et de déportations massives. La purge sociale, politique, ethnique sans précédent ne faiblissait pas. Et Staline, éliminant ses compagnons les uns après les autres, faisait table rase dans un climat de terreur généralisée et de chasse aux "ennemis du peuple". La fin de la Seconde Guerre mondiale n'apporta pas le répit espéré. La période fut pire encore. Le goulag connut son apogée.
Ce tableau vertigineux, affolant, précis, circonstancié, bien replacé en perspective, nous expose aussi à nous interroger sur toutes les consciences en Occident qui ne voulurent ni entendre ni savoir, niant farouchement l'existence des camps, ce sujet omniprésent là-bas, tabou chez nous."

Jean-Claude Raspiengeas, Le Goulag salle des machines du stalinisme, in La Croix Hebdo n°18, p.45,
A propos de Goulag, une histoire soviétique, documentaire de Patrick Rotman, Nicolas Werth et François Aymé, sur arte.tv jusqu'au 10 avril.


lundi 24 février 2020

Tiré des contes des frères Grimm

   "Nous avons descendu la rue tous les quatre, en traînant les pieds. A un moment donné, Alex s'est tourné vers moi pour dire, Je n'ai pas envie d'entendre cette nouvelle histoire, j'aurais préféré que tout ait été fini vendredi ! J'ai fait un sourire morose et j'ai dit, C'est l'impression que j'ai toujours eue.
    Oui, a-t-il répliqué. Maintenant je comprends !
    La maison vers laquelle la vieille femme nous avait dirigés ressemblait à quelque chose tiré des contes des frères Grimm : une maison en bois délabrée, autrefois magnifique, avec des pignons vertigineux, des larmiers et une charpente noircis par le temps, un peu décalée par rapport à la rue. Ici aussi la musique liturgique russe retentissait ; même si les fenêtres de la façade étaient fermées, on pouvait l'entendre en provenance de l'arrière de la maison. Une pluie légère a commencé à tomber et nous avons avancé d'un pas lourd dans le fond du jardin. La porte était ouverte."

Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Flammarion, 2006, p. 622.


vendredi 21 février 2020

L'Histoire avec sa grande hache

"A Auschwitz, Pilecki reste un soldat, un insurgé : à ses yeux, son statut de détenu n'est qu'une couverture, ce dont rend compte le titre choisi pour raconter cette histoire. Certes, pour les historiens, le "Rapport W" désigne un court texte de 1943, une première version du récit qui est ici adapté, mais cette appellation permet de mettre en valeur le lexique de l'espionnage et du contre-espionnage dont Pilecki use dans son témoignage final : à l'origine, tous les noms y sont d'ailleurs cryptés, et la "clé" ayant été perdue, seule une partie des membres du réseau ont pu être identifiés. Et puis "W", c'est aussi Georges Perec et de nouveau Auschwitz, "l'Histoire avec sa grande hache [...] : la guerre, les camps*". Le narrateur de W de Perec refuse lui aussi d'être un héros, mais en double inversé de Pilecki, il est réticent à témoigner : "Je m'y résous aujourd'hui, poussé par un nécessité impérieuse, persuadé que les événements dont j'ai été le témoin doivent être révélés et mis en lumière. [...] Longtemps j'ai voulu garder le secret sur ce que j'avais vu ; il ne m'appartenait pas de divulguer quoi que ce soit sur la mission que l'on m'avait confiée, d'abord parce que, peut-être, cette mission ne fut pas accomplie - mais qui aurait pu la mener à bien ?"

Comme le fait Pilecki, cette bande dessinée manie donc les codes de l'espionnage : le vertige des chiffres (matricules, identités du réseau, décompte des jours, des morts) mais aussi des sigles que Gaétan pousse jusqu'au cocasse."

*, Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance, L'Imaginaire Gallimard, 1993 (Denoël, 1975)

A propos du rapport Pilecki, Isabelle Davion, postface à Le Rapport W, infiltré à Auschwitz, Gaétan Nocq, Daniel Maghen, 2019.



mardi 18 février 2020

A croire que le passé ne finit pas

"Le voyage s'achève à une station qui n'était pour moi qu'un nom : Pont du Garigliano. Il me faut descendre, et me frayer un chemin le long des boulevards extérieurs. Je m'engage sur le pont en question, et je découvre qu'il surplombe la Seine à une hauteur vertigineuse. Pris de panique, je me colle à un centimètre du trottoir, au risque d'être fauché par une voiture - mais rien ne me terrifie tant, soudain, que ce grand vide à ma droite où je redoute de me jeter. J'avance avec des précautions d'antique Japonaise, fuyant les regards, et cherchant à mesurer la distance qui me sépare du bout de la route."

Noël Herpe, Souvenirs/Ecran, Voyages en France 2017-2018, Bartillat, 2019, p. 20.

"A la gare de Grigny, il faut gravir de grands escaliers mécaniques, surplombant des photos démesurés des coins bucoliques de la ville. Derrière moi, le vertige guette."

Id. p. 40.
 
"La dame qui me loge (une ancienne prof de français) n'a pas grand chose à dire sur La Vérité. Cela lui a fait plaisir de revoir ce film. Je rentre dans ma soupente sans regarder par la fenêtre car j'ai peur de céder au vertige."

Id. p. 134.

"Ma cousine Agnès ? Elle vient de perdre son mari. La demi-soeur de Nini Royer ? Elle revient de temps en temps ici, mais elle se fait vieille. Jean-Noël raconte qu'il a croisé Jean Arnaud, l'autre jour. "Quel âge me donnes-tu ?", qu'il me dit. J'ai tout juste quatre-vingts ans." Cela me donne un léger vertige. Jean Arnaud, qui fut le mari de ma tante morte en 1957, c'est une figure qui se perd dans la nuit des temps. Je cherche ainsi, à tâtons, à croire que le passé ne finit pas."

Id. p. 174-175.






samedi 15 février 2020

La sourate du vide

"Je me trouvais alors - c'était en 1953 - dans cette région aride, écartée, inhospitalière du mont Athos qu'on nomme le désert de Karoulia, dans la grotte-cabane du staretz russe Nikône. Nous venions de bavarder de la solitude, de la méditation, de la prière, lorsqu'au seuil de l'après-midi (en précisant qu'à Athos personne n'a de montre et que le temps se perçoit uniquement en fonction du soleil dont le lever, le zénith, le coucher rythment les liturgies et le temps du repos), il me demanda l'autorisation de se retirer pour dormir un peu. Et je restai seul sur le petit terre-plein qui domine la mer.
Oui, seul... mais avec des centaines d'insectes assourdissants crissant et stridulant dans les buissons de la falaise. Seul... mais avec des dizaines d'ermites dont les crânes soigneusement empilés reposaient dans une petite pièce attenant à la grotte. Seul... mais avec l'impérieux, l'inexplicable sentiment d'être à la fois au coeur de la plus extrême solitude et ramifié, étendu, distendu au-delà de tout horion décelable, d'être figé au centre immobile d'un vertige."

Jacques Lacarrière, Sourates, Fayard, 1982, p. 108-109.

La sourate du vide

Désapprendre. Déconditionner sa naissance. Oublier son nom. Etre nu.
Dépouiller ses défroques. Dévêtir sa mémoire. Démodeler ses masques. [...]

Déjouer la déraison. Déflorer le délire. Défroquer le sacré. Dégriser le vertige.

Jacques Lacarrière, Sourates, Fayard, 1982, p. 160.



dimanche 9 février 2020

La force d'une idée

"L'idéal qu'ils proposent à la jeunesse n'est pas d'oeuvrer à un monde plus juste et plus solidaire, mais de devenir milliardaire, et le "nouveau monde" qu'ils promeuvent est celui des "réformes structurelles" préconisées par les organisations économiques et financières internationales. Le point commun de ces réformes est de "défaire méthodiquement" toutes les institutions qui avaient été fondées au XXe siècle sur les idées de justice sociale et de solidarité. Qu'il s'agisse des services publics, de la sécurité sociale ou du droit du travail, le mot d'ordre est à l'abandon du sort de chacun aux "forces du marché".
Mais cet abandon engendre l'accroissement vertigineux des inégalités, l'enfoncement des classes populaires dans la précarité et le déclassement, les migrations de masse de jeunes poussés par la misère. Ce qui suscite en retour des colères et des violences protéiformes et nourrit le retour de l'ethno-nationalisme et de la xénophobie."

Alain Supiot, La force d'une idée, Les Liens qui Libèrent, 2019, p. 9-10.