Kévin, les paillettes et la vraie vie
[...] Qu’est-ce qui a fait mouche dans cette saynète ? Un ton véhément mais
authentique, une situation très commune – celle d’une femme devant son
miroir qui demande à son compagnon de l’emmener au resto –, mais aussi
et surtout une profonde interrogation. Car, alors que son mari, le
dénommé Kévin, lui propose benoîtement d’aller au « MacDo », voici
qu’Inès, manifestement désappointée – elle vient de tout faire péter en
s’achetant une nouvelle veste à 35 euros chez Zara, un débardeur à
25 euros chez Uniqlo et une palette pour mettre des paillettes sur ses
paupières à 65 euros – fait éclater sa colère : « Les calculs sont
pas bons, Kévin ! C’est quand qu’tu vas m’mettre des paillettes dans ma
vie, Kévin ? J’ai 27 ans, Kévin, j’veux des moulures au plafond, vivre
ma meilleure vie ! »
« Mettre des moulures au plafond » et « des paillettes dans [sa] vie » sont
des attentes assez convenues, celles d’introduire dans son
environnement de l’élégance et de la fête qui permettent de rompre avec
le quotidien. Mais attacher à cette attente l’ambition de « vivre sa meilleure vie », voici
qui nous fait basculer dans quelque chose de beaucoup plus vertigineux
et, osons le mot, de métaphysique. Cela revient à suggérer que nous
aurions plusieurs vies possibles et qu’il dépendrait de nous, à chaque
instant, d’opter, parmi les vies qui doublent notre vie réelle, pour la
meilleure.[...]
Martin Legros, p. 27.Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballagesAuteur Philippe Garnier
Éditeur Premier Parallèle
"Se souvient-on que les bidons, canettes, flacons, packs et autres tubes qui encombrent aujourd’hui comme « des âmes errantes » les plages et les océans, ont exercé sur nous une « séduction éphémère » et plus forte que les lessives, sodas, parfums, laits, dentifrices qu’ils enveloppaient ?
Qu’est-ce donc que ces choses, à valeur de déchets persistants, dont
notre civilisation s’étouffe ? s’est demandé notre confrère et écrivain
Philippe Garnier dans cette ontologie du pot de yaourt vagabonde et
mélancolique. Inspiré par le poète Francis Ponge décrivant le cageot et
par la philosophie des objets de Gilbert Simondon, il tente
l’autohypnose devant un paquet de chips, se perd dans le vide d’une
brique de gaspacho, épuise la réalité d’un étui de brosse à dents, voit
les boîtes de sardines comme de « petits cercueils », médite sur « l’utopie modeste » du carton, le « morne vertige » du papier bulle, les textures du plastique. Il cherche ainsi « l’aura de l’emballage »,
sous le halo que l’art du packaging lui a donné. Son exploration
l’emporte et le déporte loin, du reliquaire médiéval au préservatif, de
la peau à l’atmosphère, vers la hantise du magma primordial et de la
dégradation. Quant au pot de yaourt, dont la forme a connu une
remarquable stabilité, il reste un pot avec « quelque chose de décevant mais tenace ». Catherine Portevin, p. 88
Philosophie en prison. Les affranchis de la pensée
[...] Même l'idée de quitter ce lieu semble angoissante. Il raconte une expérience récente : "Il y a deux mois, je suis sorti en permission, pour la première fois depuis quinze ans. Une balade à vélo avec les profs de sport. Vous sortez, vous êtes au grand air, certes. Mais votre esprit, lui, reste en prison. Vous n'avez aucun sentiment de liberté. Je me suis retrouvé dans un endroit que je ne connaissais pas et je n'ai pas trouvé quoi que ce soit qui me reliait avec mon passé. En revanche, au retour vers la prison, le surveillant a décidé de s'arrêter au centre commercial, tout près d'ici. Et là, ça a été un choc, comme une madeleine de Proust. J'ai longtemps travaillé dans de grandes galeries marchandes. Or, dans ce type d'endroit, les odeurs sont toujours les mêmes. Là, je me suis donc vraiment senti à l'extérieur. J'ai fait le lien avec les quinze années qui venaient de passer. Et ce n'était pas vraiment une sensation agréable ! Plutôt de la nostalgie. J'ai vu ce qu'il allait falloir mettre en route à la sortie : tout ce que vous faites à 20 ans, le boulot, l'appartement. Sauf que là, vous en avez 50. Cela m'a donné un peu le vertige."
Michel Eltchaninoff, p.38
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