samedi 21 décembre 2019

L'albatros

"Ça arrivera. Il y a cette conviction toujours qui précède les grands vertiges. On sait que ça arrivera. Sentir l'électrochoc. C'est pas souvent, c'est pas conscient. C'est rare, précieux et fragile comme un amour naissant."

Nicolas Houguet, L'albatros, Stock, 2019, p. 26. 

"La voix scande les premiers accords de Gloria.

"Jesus died for somebody'sins but not mine."

Ça commence doucement. Une transe, une caresse, une tempête annoncée dans une brise. La menace d'un vertige. Récolter les raisins de la colère et de la passion. La folie des étreintes, des révoltes et du désir. La beauté d'une femme qui se libère."

Nicolas Houguet, id., p. 35.


"Quand on vit assez longtemps, au-delà de la barre fatidique des dix-sept ans, on peut se confronter à ce genre de désillusion. Je rêvais d'être comme eux, les artistes, les aventuriers, les célestes, les tourmentés, les profonds. Je ne le suis pas. Je ne suis pas un poète vagabond. Les voyages m'angoissent, bien souvent. Je n'aimerais pas davantage être l'ami d'un junkie suicidaire ou d'une fille perdue. A m'approcher de tout cela, souvent, je me suis découvert  une lâcheté ordinaire devant les trop grands vertiges. Je dis aimer l'opéra, mais je pose encore un peu... Je déteste les éclats de voix, les querelles et les quatre vérités."

Nicolas Houguet, id., p. 74-75.

"J'ai appris à ne pas mépriser les jours qui passent. Les abandons dont ils vous chargent. En même temps que les rires, les regrets, les esquisses, les attentes, les joies, les déceptions. Il y a des immensités, des vertiges dans les banalités."

Nicolas Houguet, id., p. 82.

"J'ai commencé tôt. En bouffant toutes les vidéos que je pouvais trouver de Morrison, tous les enregistrements, même les inédits. Une mission d'archiviste fou. Je me souviens que je m'étais allongé sur le sol de ma chambre et que j'avais écouté les six albums des Doors en une après-midi. Du vertige, de l'ivresse et de l'état second. J'arrivais à me défoncer rien qu'en écoutant de la musique. C'était une drogue puissante. Je me souviens de cette autre fois où j'ai exercé mon anglais encore balbutiant à traduire When the music's over, le front plissé, concentré sur le dictionnaire bilingue."

Nicolas Houguet, id., p. 134.



  "Patti chausse ses lunettes de lecture en les qualifiant de "tragédie du grand âge" avec un rire. Elle plaque les premiers accords de Beneath the southern cross, se dirigeant vers son complice Lenny Kaye. Si elle joue de la guitare, c'est grâce à son époux, Fred Smith. Il lui en a appris les rudiments dans un dernier beau geste, alors qu'il était très malade. Il lui a laissé cet héritage précieux. Elle a composé cette chanson. Avec un seul accord en ré dans son introduction. Le seul qu'elle connaissait.
    Elle s'interrompt. Si elle marche avec ses lunettes, elle est prise de vertiges. Elle avait prévu de lire un texte et avait dû trouver une solution de fortune, réalisant qu'elle ne pouvait jouer de la guitare et brandir sa feuille blanche dans le même temps. On rit. On est avec celle. Il en faudrait plus pour qu'on lâche sa main."

Nicolas Houguet, id., p. 183.
"Patti Smith a écrit son texte au début de sa relation, alors que Fred et elle vivaient loin l'un de l'autre. C'était avant l'ère des portables, d'internet et des messageries instantanées. Ils ne pouvaient s'appeler que de temps en temps, le soir, et ça coûtait de l'argent. La chanson est née alors qu'elle attendait son appel. Se languissait de lui. Dans ces moments d'intenses anticipations, ces gouffres que seuls les amoureux séparés connaissent. Ces vertiges de crainte et d'impatience mêlées. Dans le regret de tout ce qu'ils n'avaient pas encore vécu ensemble."

Nicolas Houguet, id., p. 207.

dimanche 1 décembre 2019

Qui m'avait refilé cette tête ?

"Pour Jordan, cela pouvait être plus compliqué : il se prenait à l'évidence pour un grand patron de presse - mais c'est ce qu'il était, justement... Il y avait là-dessous quelque forme de vertige que je pressentais sans parvenir à l'expliquer. Je n'avais pas non plus élucidé la condition des maîtres de maison et de leurs assistants dont la vocation paraissait singulière. Jusqu'à quel point étaient-ils administrateurs ou surveillants ? N'étaient-ils pas un peu pensionnaires eux aussi ? Ne pouvait-on pas trouver un Directeur derrière tout ça et de quoi étais-je responsable ? Si vous possédiez un champ ou même un simple lopin de conscience, vous étiez quotidiennement torturé par tout un tas de questions."

Jacques A. Bertrand, Je voudrais parler au directeur, Bernard Barrault, 1990, p. 66.


"Un sentiment d'injustice venait de m'oppresser. Qui m'avait refilé cette tête ? Mes parents ne pouvaient être tenus pour responsables, ne sachant pas davantage de qui ils avaient reçu la leur, et dans mon désarroi se profilait une autre question, encore plus insidieuse : qui vait refilé cette tête à qui ?
- Vertigineux, non ? En fait, je suis cette tête que je ne sais qui m'a donnée, que je ne me souviens pas d'avoir reçue et que je ne reconnais pas. Quand je crois la reconnaître, c'est encore pire : qui reconnais-je ? Je m'exprime à la première personne mais ce n'est qu'une façon de parler, vous m'avez compris..."

Jacques A. Bertrand, Je voudrais parler au directeur, Bernard Barrault, 1990, p. 82.

"Ma vie changeait. Rien n'était changé, fondamentalement : je me rétablissais. Vous n'arrêtiez pas de vous plaindre de vertiges et, un jour, vous découvriez que, depuis des années, vous vous teniez debout sur la tête."

Jacques A. Bertrand, Je voudrais parler au directeur, Bernard Barrault, 1990, p. 135.

"Ainsi Jordan était l'un des gardiens de l'Accord Tacite. S'était-il désigné lui-même comme fauteur de trouble ? C'était un cas intéressant de vertige du directeur. A force de prendre le jeu au sérieux - Le Pape, le Président, le Journaliste...- , depuis le temps qu'il le jouait, il s'était peut-être senti sur le point de voir que tout était un jeu. Que le consensus général tenait à une vague bonne volonté, une habitude... Alors, l'immense liberté entrevue par la fissure, le formidable abîme, lui aurait fait peur. Il se serait mis à couvert..."

Jacques A. Bertrand, Je voudrais parler au directeur, Bernard Barrault, 1990, p. 148.



mardi 26 novembre 2019

Parenthèse dans la parenthèse

"Nous progressions dans la pénombre entre deux rangées d'étagères saturées de câbles et de machines à miner. Gu, qui marchait devant moi, avait repris son rôle de guide, il complétait sa visite en se retournant de temps à autre pour me faire part de quelques explications techniques. Au bout de la salle, dans un coin, à l'abandon, étaient entassées des centaines de machines à miner hors d'usage ou déjà vétustes. L'obsolescence, dans cette activité, était vertigineuse, certaines machines, qui n'avaient même pas dix-huit mois, pouvaient déjà être considérées comme archaïques. Gu, me désignant du bras l'empilement des appareils abandonnés, m'expliqua que c'était des machines qu'on ne pouvait même pas réparer, que cela reviendrait plus cher de les démonter pour les remettre en état que d'acquérir du matériel neuf et plus performant."

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, Minuit, 2019, p. 106-107.

"Je regardais cette ville inconnue à travers la vitre du taxi, et je songeais que, dans cette parenthèse de ma vie que constituait ce voyage en Chine, au coeur même de ce blanc que j'avais ménagé dans mon emploi du temps, j'étais en train d'ouvrir une nouvelle parenthèse, une parenthèse dans la parenthèse en quelque sorte, encore plus secrète, encore plus vertigineuse. J'étais maintenant en train de m'enfoncer profondément dans la clandestinité, de sorte que plus personne au monde ne pouvait savoir où j'étais en ce moment et ce que j'étais en train de faire."

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, Minuit, 2019, p. 118.

"A l'abri dans ce lieu clos, je ne bougeais plus. Je ne faisais absolument rien, je savourais l'instant présent. Je continuais d'entendre les bruits du monde, au loin, de l'autre côté de la cloison, des écoulements d'eau, quelques notes étouffées de Jingle Bells. Je ne m'étais pas retiré dans cette cabine depuis deux minutes que les battements de mon cœur s'accélérèrent de façon vertigineuse. Je fus saisi d'effroi. Une main apparut devant moi sous la porte (...)." 

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, Minuit, 2019, p. 130-131.

"Je levai la tête vers la salle. Ébloui par la lumière des projecteurs, je devinais en face de moi dans la pénombre la présence concrète et effrayante des spectateurs du premier rang. Il y avait des centaines de personnes au parterre et il y en avait autant au premier et au deuxième balcon. J'étais pris de vertige. Mais que faisais-je là ?" 

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, Minuit, 2019, p. 162.


samedi 23 novembre 2019

Avant que j'oublie

"A l'intérieur se trouvait un nombre considérable de piles, tantôt ordinaires, tantôt rechargeables, attachées deux par deux par des élastiques dont dépassaient des Post-it manuscrits. J'en ai déplié quelques-uns avant de comprendre qu'il s'agissait, pour chaque couple, de la date de leur début de vie et de la date de leur mort. Tous étaient datés de l'année qui venait de s'écouler. Au revers d'un des couvercles, sur une feuille pliée en quatre, un tableau soigneusement tracé à la règle et au crayon à papier résumait les données. C'était une petite étude comparative, tout ce qu'il y a de plus sérieux, avec des dates, des prix, des couleurs de Stabilo plus vives pour les marques les plus performantes et, dans la case "remarques", au bout de chaque ligne, les différences entre la capacité déclarée sur l'emballage et la durée de vie réelle des batteries.
J'ai été prise de vertige : voilà donc à quoi mon père, qui venait de mourir et à qui je parlais à haute voix sans même m'en apercevoir, avait entre autres occupé son esprit les derniers mois de sa vie."

Anne Pauly, Avant que j'oublie, Verdier, 2019, p. 106-107.

"Ma joie de vivre s'était affaissée comme un vieux pont un jour de crue et je ne pouvais que constater les dégâts en attendant des réparations dont je savais qu'elles prendraient des mois. Pour qui exister et agir désormais ? Vers quoi tendre, à qui s'adresser et quelle direction prendre depuis le milieu de rien ? Ça donnait le vertige. Heureusement, pour m'accompagner dans cette chute, je disposais tout de même de ses trois importants conseils principaux :
1. Le temps passe, tu sais.
2. La vie est tendue comme la corde d'un instrument : pas assez tendue elle sonne faux, trop tendue elle casse.
3. Tout s’enchaîne, tout a  une conséquence, et si tu fais pas gaffe, en deux minutes , t'es baisé."

Anne Pauly, Avant que j'oublie, Verdier, 2019, p. 124.


vendredi 22 novembre 2019

Manuscrit zéro

"En ce dimanche matin, il n'y a pas beaucoup de monde au rez-de-chaussée, rayon chaussures. Le vendeur désœuvré enlève une saleté sur le sofa, change l’orientation d'un chausse-pied, fait briller un miroir. La vue des chaussures alignées sur la succession d'étagères me donne presque le vertige, mais il peut y en avoir tant et plus, je reste sur mes gardes en me disant qu'il ne devrait pas y en avoir plus d'une ou deux paires qui retiennent mon attention."

Yôko Ogawa, Manuscrit zéro, Babel, 2011, p. 64.


samedi 16 novembre 2019

L'inégalité des vertiges

"Dans le sillage de Fourier, nous jugeons le progrès d'une civilisation à la place faite aux femmes, mais nous défendons avec la même fermeté l'idée que personne ne sera jamais en mesure de vivre à lui seul le tout de l'expérience humaine. Et nous nous lançons crânement le défi d'exprimer la dissimilitude originelle : Adam et Eve sont des êtres de désir, mais ce ne sont pas des "machines désirantes" sorties du même atelier. Ainsi jusque dans la crudité de notre hommage à la jouissance féminine, Le Nouveau Désordre amoureux est un livre lévinassien. Nous décrivons le plus fidèlement, le plus concrètement possible, la merveille de la dissymétrie, l'inégalité des vertiges, le ravissement parfois douloureux par une présence qui ne se laisse pas saisir."

Alain Finkielkraut, A la première personne, Gallimard, 2019, p. 20-21.


vendredi 15 novembre 2019

Christophe et Jeanne



Extrait de l'entretien réalisé par Benoît Basirico, le 17 juillet 2019, à Paris, avec Christophe et Bruno Dumont, in La Septième Obsession, n°24, Septembre-octobre 2019.

Christophe et Bruno Dumont sur le tournage de «Jeanne». Photo Hassen Brahiti

mercredi 13 novembre 2019

Seiobo est descendue sur terre

Gregory Mion in Seiobo est descendue sur terre de László Krasznahorkai, Stalker (17/09/2019)

"Numérotés selon la suite de Fibonacci, les dix-sept chapitres de Seiobo est descendue sur terre (1) induisent une idée croissante de la perfection. Ce choix audacieux de Krasznahorkai se justifie facilement dans la mesure où son livre explore diverses facettes de la création artistique avec, bien souvent, une exhaustivité vertigineuse en ce qui concerne les techniques de tel ou tel art. Si chaque chapitre peut être lu indépendamment de tous les autres, comme une petite planète littéraire autosuffisante, on repère néanmoins de nombreuses connivences qui permettent de reconstituer a posteriori l’itinéraire d’un roman : la récurrence du Japon, dont la tradition du théâtre nô incarne un modèle de perfection qui semble irriguer l’ensemble du livre, l’appel du sacré, comme si toute œuvre d’art se devait de participer à une entreprise d’élévation des âmes, puis le fléau du tourisme de masse, symbole malheureux d’un abandon progressif de la sensibilité, du désintéressement et de l’intériorité, sinistre abrégé d’une profanation organisée par le biais d’une outrancière muséification du patrimoine artistique, émergence pitoyable, enfin, d’un œil occidentalisé aveugle à la beauté prophétique venue de l’Orient nippon. Ces trois lignes de force révisent ainsi notre impression initiale et transforment les dix-sept chapitres apparemment autonomes en un contingent d’îles merveilleuses qui structurent l’archipel romanesque de Seiobo. [...]"

(1) László Krasznahorkai, Seibo est descendue sur terre (Éditions Cambourakis, 2018, traduction de Joëlle Dufeuilly).



 

dimanche 10 novembre 2019

Murs du cloître des paupières

"Promenade le long de la Loire, de Blois à Amboise, d'Amboise à Chinon et à Saumur, trop courte hélas, dans la lumière douce-amère de novembre, avec le poids douloureux, et qu'il faut taire, des vieux souvenirs, et mes vertiges qui sont comme le chant sourd du memento mori."

Jean-Claude Pirotte, Plis perdus, La Table Ronde, 1994, p. 154. 

[...]
Une chambre à coucher. La nuit.
Le ciel obscur ruisselle dans la chambre.
Le livre sur lequel quelqu'un s'est endormi
est encore ouvert
et repose blessé sur la bordure du lit.
Les yeux du dormeur s'agitent,
ils suivent un texte sans alphabet
dans cet autre livre -
illuminé, archaïque et soudain.
Une commedia vertigineuse qui s'inscrit
entre les murs du cloître des paupières.
Un unique exemplaire. Disponible désormais !
Et tout cela sera effacé demain.
Les mystères de l'immense gaspillage !
[...]

Tomas Tranströmer, Séminaire du rêve, in Baltiques, Poésie/Gallimard, p. 260-261.

Rencontre entre les deux poètes évoquée dans cet article d'Alluvions.


jeudi 7 novembre 2019

Irréalité du monde flottant

"A Yakushima, j'ai marché au milieu des contes de fées. Ici plus qu'ailleurs on est au cœur de la distorsion spatio-temporelle que provoque si bien la brume. [...]
De cet amas de branches et de feuillages surgissent à volonté gnomes, démons, fées ou princesses. Des vapeurs montent du sol, et derrière ce fin rideau de pluie, l'air même semble vert. Dans les craquements des branches et les chuintements spongieux de la mousse, j'avance sans fin dans la forêt, ce "corps de voilures trouées", ce "vertige de solutions tremblées luttant les unes avec les autres en une inextricable pelote de cheminements aveugles"."*

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, Folio 2019, p. 63-64.

"La forêt abonde en souches anciennes encore debout, témoins de ce temps. La plus gigantesque d'entre elles provient d'un arbre coupé en 1580 sur ordre, dit-on, du célèbre seigneur de guerre Hideyoshi Toyotomi. On peut descendre dans la cavité intérieure, où l'on se sent comme dans un caveau : ci-gît un arbre géant, abattu il y a de cela plus de quatre cents ans, alors qu'il était âgé de plusieurs milliers d'années. Vertigineuse mise en abyme d'une temporalité si éloignée de la nôtre."

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, Folio 2019, p. 66-67.

"Certes indissociable du climat japonais, la brume a principalement pour but chez Sesshû, peintre et moine zen, de révéler les formes dans leur vérité essentielle : elle désigne l'irréalité du "monde flottant". Et puisqu'en ce monde d'impermanence tout change et se transforme, les traits d'encre, loin de chercher à fixer une représentation, sont de purs mouvements d'énergie. Parfois la blancheur de la brume contraste avec l'anthracite des rochers, parfois elle repousse dans un lointain quasi inaccessible la perspective du nirvâna symbolisé par des hauteurs vertigineuses."

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, Folio 2019, p. 80-81..


Paysage (partie inférieure), par Sesshū , 1481, TNM

_________________________
* Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, Bayard 2007, p. 61.

mercredi 6 novembre 2019

Cora dans la spirale

Le Monde des Livres, vendredi 13 septembre 2019 :

"Ce numéro de Pouvoirs, l'une des principales revues françaises de science politique, dresse, en onze articles très documentés, un vaste panorama de l'impact des développements de l'IA sur nos sociétés, des questions scolaires aux inquiétudes sur l'emploi ou aux perspectives militaires, en passant par leurs aspects juridiques ou macroéconomiques. Il offre surtout une occasion rare de faire le point, sans tremblements d'espoir et de frayeur, sans vertige, sur les perspectives réelles d'une technologie éminemment apte à éveiller des fantasmes."

in Florent Georgesco,"Essais. L’humain dans le miroir de l’intelligence artificielle."

« L’Intelligence artificielle », « Pouvoirs », n° 170, septembre 2019, Seuil, 192 p., 18,30 €

Nini Lacaille

"Portrait de femme essoufflée, ce roman est aussi le portrait d'un monde contemporain épuisé et épuisant : le nôtre. Le plan-séquence dure plus de 450 pages, il est en effet en forme de spirale : on dirait un couloir de métro ou un boulevard circulaire dont on aurait perdu la sortie. Le vertige n'est pourtant que celui d'une vie de tous les jours."



in Nils C. Alh, « Cora dans la spirale », de Vincent Message, ou comment écrire un roman sur l’entreprise

« Cora dans la spirale », de Vincent Message, Seuil, 464 p., 21 €.

Au bureau (New York, 1997). Lars Tunbjörk/Agence VU
 

dimanche 3 novembre 2019

Der Wanderer, über dem Nebelmeer

"Tête en bas sur une balançoire, je regarde les nuages filer dans le ciel et changer de forme. Tous les enfants aiment cette sensation de vertige, que 'on peut également éprouver en perdant son regard dans l'immensité du ciel bleu.
Je préfère le vertige des nuages à celui de l'azur.
L'immensité de la voûte céleste me semble écrasante. Les nuages, eux, obéissent à ma volonté : leurs formes malléables se transforment à ma guise."

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, Folio 2019, p. 15.


"Le promeneur éminemment romantique qui fait halte sur un promontoire rocheux, dans Der Wanderer, über dem Nebelmeer*, est-il le spectateur effaré, impuissant ou vainqueur de cet océan de brumes et de nuages s'effilochant vers un infini vertigineux ? Son dos tourné ne le dit pas. Mais sa silhouette, devant ce paysage mental vaporeux, est plus dense et noire encore que la roche sur laquelle il se tient : le mouvement qui le porte vers la nature est clairement centrifuge. Il est un être unique et séparé du monde, un bloc d'un seul tenant, un "moi" inaltérable - à l'image du Dieu créateur."

Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, Folio 2019, p. 32-33.
 
* Si je préfère le titre original allemand de ce tableau, c'est parce que le mot Wanderer résonne d'errance plus encore que de voyage, et que Nebel ne se limite pas aux nuages, mais inclut les nébulosités tant du ciel que de la terre.


Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818.



mercredi 23 octobre 2019

Quand nos cerveaux seront connectés

Andrea Stocco: “Je suis la première personne au monde à avoir reçu un ordre d’un autre cerveau et à y avoir obéi sans savoir que je le faisais ni quand je le faisais”

Face aux inquiétudes de Slavoj Žižek, Andrea Stocco, l’un des concepteurs de la première interface non invasive de « collaboration » entre plusieurs cerveaux, se montre plus enthousiaste. Pour lui, la perspective de connecter entre eux des millions d’esprits ne fait qu’élargir les modes de communication humaine. Vertigineux ! 

Andrea Stocco

Cet Italien est professeur au département de psychologie et codirecteur du laboratoire de la cognition et des dynamiques corticales à l’Université de Washington (Seattle, États-Unis). Ses recherches portent sur le codage neuronal des représentations abstraites et leur modification dans le comportement. Il a participé à l’expérience BrainNet qui a réussi à mettre en place la première interface non invasive reliant plusieurs cerveaux. Les résultats ont été publiés dans la revue Nature, au mois d’avril 2019.


Été 2019 - N° 131. Dossier : Quand nos cerveaux seront connectés

lundi 21 octobre 2019

Parasol enluminé des séquoias géants

" La suite s'accomplit comme en rêve - services, smashes, amortis, lobs, plongeons, coups gagnants qui explosent comme des grains de pop-corn, point du règlement qui exige le port de la robe, indécision qui contribue à la gloire du sport, décélération vertigineuse, volant qui n'en finit pas de voler.
Il est temps d'achever la traversée. A travers la brume, ils passent le long d'îles qui semblent flotter. Derrière les nappes de brume, ils parviennent en vue de Marathon, accostent sur une plage de galets qui brillent sous l'eau comme des poissons. Ils prennent pied sur le territoire des Anishinaabe, le peuple des origines, déjà ici cinq siècles avant notre ère, qui fabriquait déjà des canoës en bouleau et des ustensiles en cuivre. Pendant quelques mois après la guerre, Marathon a été nommée Everest, no pour saluer le plus haut sommet du monde, mais pour faire plaisir à Mr Everest, le président du consortium qui possédait l'usine de pâte à papier.
Au coin de la Transcanadienne, Reed et Kerouac s'éclipsent. Martin et Jack abandonnent leurs canoës en cèdre dans une cabane de pêcheur. Apaisés, inséparables, ils descendent au Zero-100 Motor Inn. A l'orée de la nuit, ils tombent dans les bras l'un de l'autre, se félicitent de ce bout de chemin en commun et regrettent que cet intermède prenne fin. Même s'ils font encore entendre les timbres d'une désolation qui n'a de la désolation que les attributs de ce qui fut magnifique. Et vous deux, mes bien-aimés, je vous bénis quand vous passez, l'un après l'autre, sous le parasol enluminé des séquoias géants."

Bernard Chambaz, Un autre Eden, Seuil, 2019, p. 224.




NB : C'est le dernier "vertige"  (ici "vertigineuse") enregistré dans le récit de Bernard Chambaz. Curiosité : les quatre occurrences relevées se situent toutes en fin de chapitre.

dimanche 20 octobre 2019

Notre lot commun de mélancolie

"Au ranch, les fêtes et les soirées dansantes sont moins joyeuses sans Jack, malgré nombre de visites palpitantes. Lindbergh et Amundsen lui en remontrent avec les airs et les pôles. Mais son diabète s'aggrave. Elle [Eliza, la demi-sœur de Jack London] marche avec difficulté, les pieds enflés, les yeux voilés. Le médecin refuse ses dollars. Mais il accepte des premières éditions des romans de Jack London, que sa fille revend en catimini.
Les derniers temps, Eliza cède au vertige du spiritisme. Une fois, elle revoit Jack. Il marche dans un tunnel. C'est tout.
Elle meurt à soixante-treize ans. La presse californienne unanime salue Eliza Shepard, une pionnière du XXe siècle, dévouée et patriotique, réputée pour sa passion des activités en plein air. Les notices nécrologiques rappellent parfois qu'elle était la soeur de Jack London. Selon ses vœux, parmi les intimes appelés à porter son cercueil, c'est une première, il y a une femme."

Bernard Chambaz, Un autre Eden, Seuil, 2019, p. 131-132.

"Personne ne pouvait s'attendre à ce qui suivit et qui donne le vertige. Le premier tirage de dix mille exemplaires est épuisé en vingt-quatre heures. Il s'en vendra des millions. Sans qu'il touche un cent de plus. Tout va à une extrême vitesse et il faut garder la tête froide, autant que possible. La célébrité lui plaît et l'encombre, les comparaisons lui plaisent et l'embarrassent. Les femmes ne le regardent plus comme avant, ou est-ce une impression ; les camardes non plus, au moment où The Comrade publie Comment je suis devenu socialiste, qui ramasse le choc qu'ont été la vision de l'abîme social où il s'est vu glisser naguère et le spectacle de l'Abîme des bas-fonds dont les miséreux ne se relèvent pas. Il ne mégote pas mais il ne se fait pas que des amis parmi les camarades, car si le socialisme est une nouvelle naissance, un degré supérieur de la conscience, Jack donne la primauté à l'individu sur les masses avec ce singulier mélange d'orgueil et d'humilité qui le constitue. "J'étais déjà cela, quel que soit le nom qu'on lui donne, et, avec l'aide des livres, j'ai découvert que cela, c'était socialiste."
A vingt-sept ans, il est devenu riche et il ne songe qu'à naviguer et à écrire jour et nuit, sur son voilier. A qui pourrait-il confier qu'il a le sentiment d'avoir fait son Moby Dick, que son Buck est sa baleine, qu'il ressemble à ce chef d'oeuvre, en bref, en bâtard, en plus léger mais couronné par une transcendance du même ordre, que le chien-loup a ses quartiers de noblesse et que toutes ses pages noircies visent à contourner notre lot commun de mélancolie."

Bernard Chambaz, Un autre Eden, Seuil, 2019, p. 172-173

Eliza Shepard stands with Milo Shepard and group of unidentified people in front of stone house (1937-07-27)



mercredi 16 octobre 2019

Un autre Eden

"A la longue, j'arrive à hauteur des glaciers qui se déploient en splendeurs jusqu'au bord de la promenade. D'après les géologues, le glacier Athabasca a pourtant reculé d'un kilomètre depuis un siècle et la fonte s'accélère à une vitesse vertigineuse. Dans un autre siècle, on longera des champs de coton. Mais, il faut s'y faire, mon amoureuse aura lâché le volant de sa Dodge et nous n'aurons plus cette chance unique de nous balader à travers le monde sans toujours savoir ce qui nous pousse, ou nous tire, en avant. Quoi qu'il en soit, j'aurai connu là une de mes plus belles journées à vélo. Dilatée, c'est le mot, à la mesure de mon coeur et de l'étendue. Après huit heures de selle, je suis ravi, comblé par ce paysage qui me colle à la peau, apaisé par la débauche d'efforts, n'en abordant pas moins les dernières lignes droites avec une joie furieuse, finissant par pédaler comme en rêve et, somme toute, heureux d'arriver même si on voudrait tant que ça ne finisse pas."

Bernard Chambaz, Un autre Eden, Seuil, 2019, p. 68.


lundi 14 octobre 2019