mercredi 25 mars 2020

La robe de mort qui habille la beauté

"Curieusement, alors que j'étais encore un enfant, je m'imaginais espèce en voie d'extinction, esquissant sur la page des villes une écriture fossile, à la fois pour échapper à la traque et laisser une marque tangible de ma présence, entre le vestige et le vertige."

Michaël Ferrier, Scrabble, Mercure de France, Traits et portraits, 2019, p. 120.

"Bien sûr, j'avais déjà vu, à maintes reprises, un animal abattu, le sang du mouton sur les pointes de fer, une gorge tranchée. Mais pour la première fois, j'ai ôté la vie. Pour la première fois, j'ai senti le temps monter à la verticale et redescendre d'un  seul coup, fondre à toute vitesse sur nous, la force déracinée du vide quand la tête retombe, le long vertige qui suit cette révélation. Et surtout, j'ai vu pour la première fois la robe de mort qui habille la beauté. Son épuisante splendeur. Une puissance tellement vénéneuse qu'il est préférable de la tenir à distance, aussi longtemps que possible, ne pas tenter de l'expliquer ni même de la combattre, juste s'en détourner  pour mieux la tenir en respect."

Michaël Ferrier, id., p. 164.

"Au carrefour, les jeeps continuent à tournoyer comme des mouches à feu prises au piège d'un bocal et emportées par leur volte, se tirant et se tuant à bout portant. Dans sa vitesse, une voiture fracasse le rebord du rond-point et se renverse, entraînant l'arrêt presque immédiat de ce manège insensé. les autres pilent net, dans un crissement de pneus et un ouragan de poussière, certains chavirant dans cette embardée, corps écrasés, mitrailleuses froissées, cris et plissements de tôles. Plusieurs véhicules s'échappent alors de la nasse et remontent vers l'avenue Charles-de-Gaulle, où elles tombent nez à nez avec un char, le mitrailleur tête nue sur sa tourelle, tirant dans tous les sens dans son délire giratoire. C'est maintenant la machine qui commande, cuirasse, chenille, claquement sec des armes automatiques. La guerre prend possession du monde par le vertige, la rotation devenue folle, une machine insensée n'obéissant plus qu'à son propre entêtement  et ne répondant plus à rien."

Michaël Ferrier, id., p. 190.

Lire aussi l'entretien de Michaël Ferrier avec Norbert Czarny dans En attendant Nadeau.


Michaël Ferrier © Jean-Luc Bertini

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