lundi 23 mars 2020

Les clochers de Martinville

"Issu de l'entente entre copropriétaires, le passage, le passage offre un lieu abrité par sa toiture de verre, sans vision vers l'extérieur (sinon les entrées à chaque bout), et permet ainsi à la fois la flânerie, la jouissance dépensière ou une autre jouissance : les entresols sont le plus souvent occupées par des "cocottes" qui aguichent le client et vendent leurs charmes - et la transition entre les Grands Boulevards et le Palais-Royal, véritable centre d'attraction. Les commerces de nouveautés y déploient leurs étalages, on y est protégé de la boue, à quoi se résume encore la rue à l'époque, on oublie les tracas de la grande ville pour ne profiter que de ses avantages, les biens consommables venus du monde entier. Le passage développe une impression de totalité, de clôture, comme un monde autosuffisant où toute la vie serait possible, dans une expérience à la fois rassurante et vertigineuse."

Bernard Comment, Panoramas, l'histoire d'un siècle, in J'aime les panoramas, catalogue MuCEM, 2015, p. 18.

"Mais qu'en est-il exactement du panorama et de ses éléments constitutifs ou caractéristiques ? [...] A la fois ébloui par le spectacle colossal et bercé par l'étrange lumière gazeuse du lieu, le spectateur a tout loisir de faire le tour de la toile et de se repérer progressivement  dans ce grand spectacle de l'illusion réaliste, voire hyperréaliste. Plus tard, l’illusion sera encore renforcée par ce qu'on appellera le "faux terrain", un pourtour circulaire et incliné en bas de la toile qui accueillait des éléments réels en trois dimensions (fusils, canons, charrettes, mannequins, animaux empaillés, etc.) prolongés par leur représentation picturale. La foule se pressait à la fois pour se rassurer et pour éprouver un vertige. On n'y vendait rien, sinon quelques souvenirs (plans, dépliants, brochures), mais c'était une atmosphère de fièvre, d'engouement, et peut-être d'érotisme (Benjamin cite un témoignage de l'époque à propos des "panoramistes", dames de petite vertu qui arpentaient les panoramas en quête d'aventures éphémères)."

Bernard Comment, id. p. 19.

"Il est d'ailleurs intéressant de constater que Marcel Proust, témoin de la grande bascule d'un siècle à l'autre (et d'un monde à l'autre), propose explicitement ce déplacement paradigmatique dans A la recherche du temps perdu. En effet, à plusieurs reprises, le narrateur se voit offrir la possibilité d'une saisie panoramique du monde : lorsque le curé de Combray, en visite chez la tante Léonie, évoque l'admirable vue panoramique qu'on peut avoir du sommet de la tour de l'église et invite le jeune Marcel à venir en faire l'expérience ; lorsque les Verdurin indiquent l'endroit au bout de leur propriété de la Raspelière, en bord de mer, d'où l'on a une vue panoramique sur tous les environs ; et en quelques autres occurrences encore. Mais à aucun moment le narrateur ne se rend à cette invitation panoramisante, soit qu'il oublie, soit qu'il est interrompu en chemin. Mais s'il n'y va pas, c'est précisément que le modèle cognitif avancé par Proust, la révolution optique qu'il propose, est incompatible avec la centralité du sujet. Tout l'enjeu des écrits de Proust, en effet, c'est l'inscription obsessionnelle du mouvement dans la vision. On en veut pour preuve, parmi bien  d'autres, l'extraordinaire scène des clochers de Martinville, quand le narrateur se trouve à l'avant de la carriole du Dr Percepied, à côté du cocher. Etrangement, ou symptomatiquement, cette scène est la seule qui fait l'objet de deux descriptions. Un tel redoublement mérite l'attention. La première est normale et banale. La seconde est vertigineuse : pour restituer son propre mouvement d'observateur sur la carriole qui se déplace, Proust utilise une kyrielle de verbes de mouvement qu'il impute à un monde pourtant réputé immobile, celui de l'église, des tours, des immeubles : le mouvement de l'observateur devient le mouvement du monde observé, en une sorte de plan-séquence aussi génial que celui d'Orson Welles en oucerture de Touch of Evil (La Soif du mal, 1958)."

Bernard Comment, id. p. 21.




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