Sylvain Tesson : “Ma fascination va à ceux qui allient l’esprit à l’action”
Propos recueillis par Alexandre Lacroix
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Mais qu’est-ce qui vous fascine tant dans l’alpinisme ?
L’alpiniste est, à mes yeux, un personnage métaphysique. D’abord, parce qu’il fait preuve d’une sérieuse dose de mépris de lui-même. Aller se suspendre à une paroi, dormir au-dessus du vide, avoir faim, avoir froid, perdre des orteils et des doigts, risquer de mourir bêtement à cause d’une chute de pierre… Il faut être vraiment indifférent à son petit confort pour y consentir. La capacité d’endurer me fascine. Cette abnégation se redouble chez l’alpiniste d’un dépassement de soi, de l’accès à la grandeur impersonnelle des sommets. Cet esprit qui me plaît tant, je l’ai retrouvé chez le photographe Vincent Munier, que j’ai suivi sur les traces de la panthère des neiges. Après avoir reconnu chez lui une science incroyable de la psychologie et du comportement animal, je me suis rendu compte qu’il était capable, lors de l’affût, de mettre entre parenthèses ses sensations : sur les hauts plateaux du Tibet, le mercure descendait à - 30 °C, mais lui restait paisiblement allongé sur des pierres. Pourquoi ? Pour ramener une photo. Se mettre à l’épreuve pour décrocher une timbale dérisoire, je trouve ça digne d’estime. C’est peut-être le propre de l’homme, après le langage.
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Ces sports extrêmes causent aussi beaucoup d’accidents tragiques.
Bien sûr. Je me souviens encore de la silhouette incandescente du snowboarder chamoniard Marco Siffredi. En mai 2001, il a descendu le versant tibétain de l’Everest par le couloir Norton, en partant de 8 850 mètres d’altitude. Ce couloir, en face nord, avait longtemps été considéré par les alpinistes comme impossible à vaincre, et lui s’est amusé à skier sur ces parois vertigineuses ! Il a retenté le diable une seconde fois en 2002, voulant emprunter cette fois le couloir Hornbein, et son corps n’a jamais été retrouvé.[...]
John Dewey, en 1902. |
Barbara Stiegler : “Dewey renouvelle notre vision de la politique et de la démocratie”
Peu connu de notre côté de l’Atlantique, l’Américain John Dewey est pourtant l’un des penseurs les plus influents de notre époque, explique la philosophe Barbara Stiegler. Il est en effet l’un des premiers théoriciens de la démocratie participative et de l’expérience sociale. Un appel à ne pas rester passif en politique.
[...] En suivant Dewey, il est possible de réactiver cette expression qui a été tant dévoyée : la démocratie participative. Aujourd’hui, elle prend plutôt malheureusement la forme d’une nouvelle fabrique du consentement. On fait participer les citoyens, mais au sens superficiel du mot : on les invite poliment à des réunions d’information en essayant de les convaincre de la nécessité de la réforme, puis on les renvoie chez eux. C’est ce qu’il s’est passé lors de la réforme des rythmes scolaires. Certes, les parents – dont je faisais partie – ont été convoqués à des réunions où ils ont pu exprimer clairement leur désaccord sur tel ou tel point, mais le cap a été maintenu de manière autoritaire par la plupart des mairies. Les réunions servaient uniquement à faire passer le message “on vous écoute” : c’était plus de la communication, voire de la propagande, que de la démocratie. Voilà à quoi se résume souvent la démocratie participative actuellement. Or, et Dewey le dit bien, la participation qui est au cœur de la politique passe à la fois par l’intelligence collective socialement organisée et par les affects, ce qui implique une subversion radicale des hiérarchies politiques en place.
Il y a là un enjeu de réappropriation d’un capital, non seulement économique mais aussi culturel et épistémique, de l’ordre du savoir. Un exemple de réappropriation d’un savoir détenu par des experts détachés du problème qu’ils ont à traiter par ceux qu’il affecte directement, voire dramatiquement, fut donné par le mouvement Act Up. Alors que le sida frappait de plein fouet la communauté homosexuelle en jetant une chape de silence et de honte sur les malades, ces derniers ont décidé de s’emparer d’un savoir pourtant extrêmement technique afin de donner de la visibilité à l’épidémie et d’infléchir la recherche médicale. L’idée était bien de briser la frontière entre les médecins, qui possédaient les connaissances techniques, et les malades, qui expérimentaient la solitude, le rejet et l’indifférence, tout en en sachant aussi beaucoup plus sur la maladie et les traitements. Leurs actions les plus spectaculaires n’ont pas consisté en des saccages d’hôpitaux mais en manifestations et happenings sur le mode de la performance artistique – ce qui a pu être une voie pour la subversion. D’une façon générale, les maladies chroniques – le sida en est devenu une depuis l’invention des trithérapies – créent un terrain d’expérimentation politique passionnant pour la méthode de Dewey. Le malade chronique est acteur à vie du système sanitaire, ce qui implique de lui reconnaître un rôle politique central qui subvertit les asymétries traditionnelles en termes de savoir et de pouvoir. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui « la démocratie sanitaire », source vertigineuse de questions et de problèmes dont devrait s’emparer la philosophie politique. »
Propos recueillis par Victorine de Oliveira.
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