"Il y avait aussi sur ces quelques kilomètres de terre méditerranéenne un concentré de tous ceux qui voulaient compter, bien loin du cinéma. Ils venaient se montrer, de préférence en couple, n'ayant cure des films auxquels ils assistaient, tout entier concentrés sur le spectacle qu'ils donnaient d'eux-mêmes. On les repérait avant tout à leur regard d'acier glacé, plantés raides sous leur front lissé, et à cette étincelle de haine qu'on y voyait briller vis-à-vis des prolos derrière les barrières métalliques. Leurs sourires étirés démesurément vers les oreilles faisaient disparaître leurs lèvres et révélaient des dents impeccables, blancheur et alignement restaurés par les meilleurs praticiens du Trocadéro. Pour ne pas avoir l'air ridicule à côté des acteurs et des actrices, les uns et les autres, femmes et hommes, se tenaient droits, dos parfait, sommet du crâne soulevé par un filin invisible, les hommes comme portés par de nouveaux corsets, leurs costumes cintrés, étouffés par leurs efforts pour dissimuler leur relâchement abdominal - toute trace de graisse trahissant une propension vulgaire au laisser-aller, donc la possibilité de la chute. Les femmes, perchées sur des talons aiguisés comme des poignards, des chaussures devenues au fil des ans plus menaçantes, car leur hauteur vertigineuse donnait lieu, comme les gratte-ciel, à une course effrénée à celle qui porterait les plus hauts : 10, 15 puis 20 ou 25 cm les séparaient désormais du plancher des vaches et des femmes du commun. Ainsi harnachées, elles étaient prêtes à affronter la compétition terrible pour leur place dans le monde. Quant aux robes, elles signifiaient un message et un seul : nous avons tous les droits. "Nous avons assis la vulgarité sur nos genoux" et nous en faisons ce que nous voulons, nous sommes les seules juges et, si nous décidons, contre toute évidence, que ceci n'est pas vulgaire, vous vous inclinerez, vulgum pecus, foule, multitude, peuple !"
Aurélie Filipetti, Les Idéaux, Fayard, 2018, p. 294-295.
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