Martin Legros, Carnets de la drôle de guerre, Philosophie magazine, 20 avril 2020.
Le même jour, entretien avec le philosophe camerounais Achille Mbembé, formé à la Sorbonne, il est professeur
d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand
(Johannesbourg).
Extrait :
Nous assistons à un retour du corps sous sa forme virale. Ce n’est plus nécessairement le corps qui s’aime, le corps narcissique du néolibéralisme, celui qui est pris dans le vertige de l’autocontemplation et de la monstration, mais un corps dont il faut se méfier – celui d’autrui bien entendu mais aussi notre propre corps. Nous voilà en permanence à son écoute, craignant soudain qu’il nous joue un sale tour. Nous en interprétons le moindre mouvement interne, le moindre bruit ou échappée sous la forme d’éternuement, de fièvre, de démangeaison, de toux. C’est un corps d’ambivalences, d’incertitudes, et potentiellement létal, qui revient sur le devant de la scène, un corps contaminé et ordonné à la putrescence. La redécouverte de ce corps putrescible est un choc, notamment en Occident, où les efforts pour déréaliser le corps ou le transférer sur des objets artificiels étaient très avancés. La conclusion est que nous sommes finalement condamnés au corps – au nôtre et à celui d’autrui. En tant que communauté humaine, nous sommes condamnés à faire corps d’une manière qui nous oblige à apprendre à mourir, et à arrêter de déléguer notre mort à autrui, à prendre en charge toutes les vies et toutes les morts de façon égale. L’« homme occidental blanc » (si un tel terme veut dire quoi que ce soit) ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas. Qu’est-ce que cela implique politiquement ? Je n’en sais rien pour le moment. Mais je sens fortement que c’est l’une des interpellations que nous adresse ce moment pathogène. "
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