samedi 2 mai 2020

Comme un somnambule éveillé

"Il est des expériences que l’on a besoin de partager pour parvenir à les absorber. Celle-ci restera l’un des pires souvenirs de ma vie – bien que le terme de souvenir, avec ce qu’il suppose de continuité psychologique entre le passé et le présent ne convienne pas tout à fait. Disons un moment de vertige et de désarroi qui fut aussi une expérience métaphysique bouleversante. L’espace d’un instant, je me suis en effet retrouvé comme un somnambule éveillé, à la fois présent à moi-même et pourtant privé de tout repère. Avec une inquiétude sourde : cela pouvait-il durer indéfiniment ?"

Martin Legros, Carnets de la drôle de guerre, Philosophie magazine, 20 avril 2020.  

Le même jour, entretien avec le philosophe camerounais Achille Mbembé, formé à la Sorbonne, il est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand (Johannesbourg). 

Extrait :

"Cette épidémie n’est-elle pas un retour du refoulé de la vulnérabilité de l’homme blanc qui se vivait depuis quelques décennies comme indestructible ?

Nous assistons à un retour du corps sous sa forme virale. Ce n’est plus nécessairement le corps qui s’aime, le corps narcissique du néolibéralisme, celui qui est pris dans le vertige de l’autocontemplation et de la monstration, mais un corps dont il faut se méfier – celui d’autrui bien entendu mais aussi notre propre corps. Nous voilà en permanence à son écoute, craignant soudain qu’il nous joue un sale tour. Nous en interprétons le moindre mouvement interne, le moindre bruit ou échappée sous la forme d’éternuement, de fièvre, de démangeaison, de toux. C’est un corps d’ambivalences, d’incertitudes, et potentiellement létal, qui revient sur le devant de la scène, un corps contaminé et ordonné à la putrescence. La redécouverte de ce corps putrescible est un choc, notamment en Occident, où les efforts pour déréaliser le corps ou le transférer sur des objets artificiels étaient très avancés. La conclusion est que nous sommes finalement condamnés au corps – au nôtre et à celui d’autrui. En tant que communauté humaine, nous sommes condamnés à faire corps d’une manière qui nous oblige à apprendre à mourir, et à arrêter de déléguer notre mort à autrui, à prendre en charge toutes les vies et toutes les morts de façon égale. L’« homme occidental blanc » (si un tel terme veut dire quoi que ce soit) ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas. Qu’est-ce que cela implique politiquement ? Je n’en sais rien pour le moment. Mais je sens fortement que c’est l’une des interpellations que nous adresse ce moment pathogène. "



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