jeudi 14 mai 2020

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

"La succession des récits savants s’ouvre avec circonspection, avec des pincettes même, sur la projection mentale des mages, devins, astrologues ou prêtres sumériens, entre le Tigre et  l’Euphrate, juchés nuit après nuit sur leurs tours de brique crue, grise, triste, que la pluie et le vent délitent, l’œil collé à un cristal de roche vers le ciel, notant nuit après nuit la position des astres sur des tablettes d’argile, de leur écriture en forme de coins, les mages sumériens ou babyloniens projetant dans le ciel les signes lus dans le ventre des animaux, projetant au firmament les douze maisons où demeurent les dieux tout autour du zodiaque, observant le décalque du ciel sur les quatre parties du monde, « au  Nord et à la droite », « au Sud et à la gauche », « en haut et à l’Ouest », « en bas et à l’Est », dans la célébration du dieu-Lune (Sîn) et du dieu-Soleil (Shamash), mélangeant les signes du ciel et les  signes de la terre avec des mots et secouant les mots, accélérant les syllabes, percutant les lettres, pour lire au terme d’une ivresse pleine de charme, d’étrangeté, de vérité et de beauté ce qui est écrit à l’attention de chacun, son lot, ton destin sur lequel tu dois jouer ta partition … la succession des récits parfois ouverte sur la ronde des cailloux de Stonehenge dressés à ce qu’il paraît de manière à recevoir le Soleil et la Lune comme- ci ou comme ça aux solstices et aux équinoxes … voire échappée la succession des récits, des rives du fleuve au limon fertile, au delta en forme de feuille de papyrus, sous le couvercle du sarcophage d’Osiris où le Soleil s’embarquait chaque matin à l’horizon pour suivre sa course de scarabée et plonger le soir sous la voûte du ciel bleu roi piqueté d’étoiles … la succession des récits débutant cependant véritablement, sérieusement, rationnellement, dans la clarté crayeuse de la péninsule grecque, quelque cinq cents ans avant l’ère du Christ sur le calendrier du pape Grégoire, la terre prenant alors sa forme de boule dans l’observation de l’ombre courbe de la Terre sur la Lune lors des éclipses, des voiles des navires s’abaissant derrière l’horizon et de  l’ascension de l’étoile polaire dans le ciel vers le Nord ainsi que le rapportaient les voyageurs … les sept planètes tournant avec le soleil sur leurs sphères autour de cette boule bleue, immobile et couverte d’eau, de montagnes  et de forêts obscures, tournant ainsi depuis toujours et pour toujours, les observations et les calculs consignés sur des tables et recopiés sur des volumes rangés au fond de cette bibliothèque appelée à disparaître dans les flammes, à Alexandrie, puis traduits en arabe, les observations et les calculs transposés dans le calendrier du prophète Mahomet, conservés durant quelques siècles à l’abri de la disparition dans les bibliothèques des observatoires à la silhouette sableuse contre le bleu du ciel, à Damas et à Bagdad, les sept planètes, leurs cycles et les comètes … jusqu’au grand réveil, au grand départ, au lâcher des caravelles aux voiles frappées de la croix rouge pour le grand meeting d’Hispaniola, tout autour de la boule bleue qui se mit non seulement à tourner sur elle-même, mais encore à tourner autour du Soleil, comme l’expliqua, in extremis, un prêtre polonais dont le nom sonne comme un nom de poison, Mikolaj Kopernik, alors que tout semblait se mettre en mouvement, que l’homme lui-même s’érigeait lui-même avec son grand h, les sept planètes tournant maintenant autour du Soleil, comme le vérifia au cours de quelques nuits de juillet 1609, à moins que ce ne fût l’année suivante, le professeur de mathématique messager des étoiles, au double nom de terre biblique, Galileo Galilei, observant à la pointe de sa lunette et dessinant à l’encre la surface grumeleuse de la Lune, découvrant quatre des astres qui tournent autour de Jupiter, aussitôt dédiés au puissant du moment sur cette parcelle d’espace qui a nom Florence, Cosme de Médicis, Galilée renonçant à compter une à une les myriades d’étoiles apparues le long de la Voie lactée, apercevant l’anneau de Saturne, soupçonnant Neptune, voyant de ses yeux les taches du Soleil et rapportant les phases de Vénus … alors le récit s’accélère, s’emballe, se hausse à des hauteurs vertigineuses, les savants, philosophes, physiciens et mathématiciens décryptant les lois de la nature comme on disait, déchiffrant le grand chiffre, en d’interminables joutes, hypothèses et coups de dés venant définir, infirmer, confirmer, prouver, dénier, prédire et démontrer les trajectoires elliptiques des planètes, le jeu universel des forces, la décomposition de la lumière en arc-en-ciel, la nature avec son grand n livrant comme on disait ses secrets sous forme de quelques formules mathématiques comme des fleurs écloses, des roses libérant un parfum que les savants pouvaient respirer durant des dizaines d’années, l’œil collé à leur télescope, découvrant véritablement Neptune au passage, puis Uranus, engrangeant dans leurs catalogues leurs moissons d’étoiles bientôt consignées sur des feuilles de papier noir au moyen de ce nouveau procédé de fabrication des images, si exact et si prompt, soumis aux règles de la géométrie, selon les mots du savant François Arago, les étoiles rassemblées en constellations aux noms sortis du fonds antique, puis classées selon une, deux, trois nomenclatures aux sèches indexations alphanumériques, de sorte que les cartes du ciel composent de somptueux tableaux à l’image d’immenses projections sur un fond bleu roi, de taches jaunes, orangées, bleues pales ou blanches, prises dans le réseau des lignes imaginaires, dans l’épaisseur desquelles se superposent les maisons des dieux mésopotamiens, les personnages de la mythologie grecque tel cet Orion aveugle, ainsi qu’une pluie de lettres grecques et de chiffres précédés des lettres « M » ou « NGC », à la manière des tableaux de cargaisons d’étoiles de l’impossible peintre allemand Anselm Kiefer répétant ce vers à l’infini

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,        Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,                Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,
 
le Soleil et ses planètes tenus encore un moment pour le centre de tout jusqu’à ce qu’un nouveau savant au nom en forme de coquillage, William Herschel, vienne le placer, le Soleil, et ses sept, huit ou neuf planètes, la boule métallique de Mercure, la sulfureuse et splendide Vénus, Mars, Jupiter aux somptueuses marbrures blanches et orangées comme les billes d’agate de ton enfance, le ballon ceinturé d’anneaux de Saturne, Uranus toute bleue et dont les satellites célèbrent le songe d’une nuit d’été, Neptune aux trois arcs baptisés Liberté Égalité Fraternité, autour de laquelle tournent Thétis et aussi Rhéa parmi une quinzaine d’autres satellites, et Pluton tout au loin comme un gardien au dernier cercle du système, accompagné de Charon, le passeur vers l’au-delà … le soleil et ses planètes désormais nichés dans une lointaine banlieue de la galaxie, quelque part du côté de Pantin ou du canal de l’Ourcq, sur l’un de ces bras qui s’enroulent en gigantesques spirales de feu d’artifice … puis un jeune fonctionnaire du Bureau des brevets de Berne à la petite moustache et aux cheveux bientôt fous, Albert Einstein, vient expliquer que le temps que l’on
croyait nommer n’est pas le temps de toujours et comment nouer ensemble la mince garcette de ce temps-là avec l’épaisse corde à trois torons de l’espace … jusqu’à ce moment où le sculpteur Constantin Brancusi sculpte Commencement du monde, plein comme un œuf … et qu’un astronome au nom de hublot ouvert sur l’infini, Edwin Hubble, ne perçoive l’écho de milliards de galaxies en fuite vers le fond de l’univers, ce fond, The Deep field, au nom de tableau du peintre américain Jackson Pollock, ce fond de l’univers qui est aussi son commencement, ou plutôt juste après son commencement, et que tu peux voir aujourd’hui grâce aux incroyables images rapportées par le télescope qui porte le nom du savant Hubble, une vision de trésor, une poignée de pierres précieuses jetée par la main d’un pirate sur la table couverte d’une toile cirée noire."

Arnauld Le Brusq, Monuments, L'Insulaire, 2006, p.215-219.

Le site d'Arnauld Le Brusq, Terre-Gaste.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire