mercredi 14 août 2019

Acier d'une enclume invisible

"Encore tout brûlant de cette spirale de chiffres, pris de vertige à cause du tourbillon de possibilités entrevues, il était sorti du cabinet de travail, promenant pendant une seconde un regard affolé autour de lui, se demandant si toute cette conversation n'avait pas été qu'une chimère de son désir exacerbé. Un coup d'aile l'avait sorti des profondeurs et porté jusqu'à la sphère étincelante de la satisfaction : son sang grondait encore d'une ascension si brusque, pendant un moment il eut besoin de fermer les yeux. Il les ferma, comme on prend une profonde respiration, seul, pour être tout à soi-même, pour jouir plus exclusivement, plus puissamment de son moi intérieur. Cela dura une minute, mais ensuite, tandis qu'il rouvrait les yeux, comme régénéré, et parcourait l'antichambre du regard, le hasard voulut qu'il restât fasciné par un portrait, qui était accroché au-dessus du grand coffre : son portrait à elle."

Stefan Zweig, Le Voyage dans le passé, Livre de poche, 2008, p. 31 (tr. Baptiste Touverey)

"Ce n'est pas lui qui l'avait attirée à lui, ni elle à elle, ils étaient tombés dans les bras l'un de l'autre, comme emportés ensemble par une tempête, l'un avec l'autre, l'un dans l'autre plongeant dans un inconnu sans fond, dans lequel sombrer était un évanouissement à la fois suave et brûlant - un sentiment trop longtemps endigué se déchargea, enflammé par le magnétisme du hasard, en une seule seconde. Et ce n'est que peu à peu, lorsque leurs lèvres collées se détachèrent, qu'encore pris de vertige devant le caractère invraisemblable de l'événement il la regarda dans les yeux, des yeux d'un éclat inconnu derrière leur tendre obscurité."

id. p. 37

"Comme mues par un poing tacticien, les masses marchaient, géométriques, ordonnées, tout en maintenant entre elles une distance comme mesurée avec l'exactitude d'un compas et en surveillant leur pas, chaque nerf tendu par la gravité, et à chaque fois qu'une nouvelle rangée - vétérans, groupe de jeunes, étudiants - arrivait le long de l'estrade surélevée, où, sans relâche, les coups de tambours s'abattaient en rythme sur l'acier d'une enclume invisible, un même geste de la tête parcourait la foule avec une raideur toute militaire : les nuques se tournaient d'une même volonté, d'un même mouvement, vers la gauche, les drapeaux s'agitaient, comme arrachés à leur cordon, devant le chef qui, le visage pétrifié, accueillait la parade des civils, inflexible. Imberbes, pubères ou ravagés par les rides, ils avaient  tous, à cet instant, le même visage traversé du même regard de colère, décidé et dur, le menton en avant en signe de défi et ils faisaient mine de brandir une épée. Et, de troupe en troupe, la cadence saccadée des tambours, d'autant plus exaltante dans sa monotonie, ne cessait de marteler les dos avec rigueur, les yeux avec dureté - forge de la guerre, de la vengeance, dressée, invisible, sur une place paisible, dans un ciel que survolaient avec suavité des nuages.
"Folie", balbutia-t-il à part lui, stupéfait, pris de vertige. "Folie ! Que veulent-ils ? Une fois de plus, une fois de plus ?"
Une fois de plus cette guerre qui venait de détruire toute sa vie ? "

id. p. 69-70.


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