mercredi 21 août 2019

Dé-coïncidence

"Par exemple, je reçois une lettre de Gilberte et, alors que je constate effectivement sa signature au bas de la feuille, je n'arrive pas à "réaliser" : à prendre conscience de mon bonheur parce que mon esprit a toujours cru - et croit encore - ce bonheur impossible. C'est bien réel, mais il faut que ce réel, je le "réalise", c'est-à-dire que je l'intègre de force dans ma conscience, tandis que mon esprit, tenu qu'il est par sa normalité projetée, sa répartition logique du possible et de l'impossible, ne peut quant à lui l'accepter. Il y a effraction dont Proust n'a pas craint de peindre l'effet de vertige : la vue de cette lettre tant désirée "non accompagnée de croyance, ne me causa pas de joie". Pendant un instant elle ne fit, à l'inverse, "que frapper d'irréalité tout ce qui m'entourait": "Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur."

François Jullien, Dé-coïncidence, D'où viennent l'art et l'existence, Grasset, 2017, pp. 77-78.


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