samedi 11 janvier 2020

Livrés pour une heure au vertige des existences parfaites

"Il n'y a plus de déserts. Il n'y a plus d'îles. Le besoin pourtant s'en fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner ; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où l'esprit se rassemble et le courage se mesure ? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.
Les villes que l'Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits d'ailes, une palpitation d'âmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s'y souvient que l'Occident s'est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence."

Albert Camus, Le Minotaure ou la halte d'Oran, in L'été, Gallimard, 1959, p.75.

"Dans tous les cas, les grands boulevards d'Oran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au coeur tendre, elles affichent également le maquillage et l'élégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des "Marlène". Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d'oiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et s'évaluent, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites."

Albert Camus, id., p.83.


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