mercredi 25 septembre 2019

L'espace comme un grand baiser

                                           Vertige! voici que frisonne
                                           L'espace comme un grand baiser
                                           Qui, fou de naître pour personne,
                                           Ne peut jaillir ni s'apaiser.


     Stéphane Mallarmé, Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé, vers 1884                                       (cité par Henri Van Lier, Les Arts de l'espace)


Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, NRF, 1914 

En cherchant une illustration pour ces vers de Mallarmé, je tombe sur Surface et profondeur : les savoirs de la page, un article de Anne Zali paru dans la revue Communication et langages. C'est peu dire que le vertige y est aussi à l'honneur :

"Ce qui saisit de vertige le lecteur sur le seuil de ces pages c’est l’immensité du blanc, tout d’abord cette absence, cette clameur de l’Impossible qui s’en dégage, c’est l’absolue solitude dans laquelle se détachent les vers brisés en éclats irréguliers."

"Dans le blanc veillent les réserves de patience et de liberté contenues virtuellement dans la page. Au blanc s’attachent des valeurs d’ouverture, d’étonnement mais peut-être aussi à l’inverse de fermeture et de refoulement. Le blanc, n’est-ce pas aussi l’empire de la rature dont les mots seraient perdus, le palimpseste dont la trace serait recouverte, ou encore l’espace de l’Innommé, de ce qui échappe provisoirement, ou non, au langage, de ce qui pose la question de la transmission ? Toute la poétique sonore et visuelle de Mallarmé s’en fait le vertigineux écho, donnant au poème l’allure d’un navire qui prend de la gîte."

"Sans doute la révolution numérique nous offre-t-elle une lumineuse occasion de redécouvrir et d’« inventer » la page et ses virtualités vertigineuses, du dedans d’une histoire pleine de boucles et de surprises qui aurait renoncé aux pièges d’une linéarité fabriquée, afin d’y entrevoir l’effort continu d’une pensée incarnée pour connaître et se détacher de l’Indistinct en prenant le risque de s’émietter dans le fragment et reployer ensuite le Multiple foisonnant dans l’unité du livre."

Enfin, que voyons-nous en terme de citation liminaire ? Henri Van Lier lui-même, en ce même livre d'où j'ai extrait les quatre vers de Mallarmé, Les arts de l'espace.

« L’espace des maîtres nous reconduit à la jeunesse du monde »

Henri van Lier, Les arts de l’espace 

Dans cet article, je note un très beau commentaire d'une page enluminée des Heures de Marguerite d'Orléans (une ville qui m'occupe beaucoup en ce moment...). Je me permets de le redonner  ici en totalité :

Les Heures de Marguerite d’Orléans, France (Bretagne), 1426, BnF, manuscrits, latin 1156 B, f.135

"La royale destinataire de ce livre d’Heures – ou recueil d’offices contenant plusieurs messes –, Marguerite d’Orléans, est une petite-fille de Charles V, sœur du poète Charles d’Orléans et demi-sœur de Jean de Dunois, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Elle se marie en 1426 à un fils du duc de Bretagne et il se peut que ce livre soit un cadeau de mariage commandé par son époux, Richard d’Étampes. L’artiste chargé des enluminures, connu seulement sous le nom de Maître de Marguerite d’Orléans, est un peintre d’une inventivité particulière qui recompose avec une liberté inspirée les modèles de ses prédécesseurs et c’est tout spécialement dans les bordures qu’il déploie les ressources de son art…

 Le folio 135 illustre la scène du lavement des mains de Pilate, ce moment où, face au Christ silencieux, il déclare : « je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. » Des serviteurs à gauche de l’image lui versent de l’eau d’une aiguière d’or. À droite (du bon côté de l’image), environné de personnages grimaçants, Jésus, debout, les poignets attachés, attend avec une gravité résignée que son destin soit scellé. Dans la marge peinte sur fond doré, la scène qui a lieu semble d’abord n’avoir aucun rapport avec le drame de la Passion : des paysans, hommes et femmes, ramassent dans des corbeilles des pluies de lettres en désordre…
 Mais le désordre des lettres peut aussi se lire en lien avec la scène principale : le jugement injuste de Pilate, dont la tunique rouge dément la déclaration d’innocence, produit une forme de désordre cosmique, de dé-création, qui atteint l’alphabet. Le drame qui se joue se répercute dans l’enclos du Livre comme un bouleversement du texte biblique : l’Ancien Testament est en train de se clore, moment mystérieux. Derrière Pilate et sous ses pieds un fond d’écritures kabbalistiques comme illisibles suggère que la Loi est devenue confuse. D’une manière assez semblable une tradition midrashique raconte comment lorsque Moïse brisa les Tables de la Loi dans sa colère de voir son peuple prosterné devant le veau d’or, les petites lettres de la Torah se sauvèrent à toutes jambes et se mirent à courir de par le monde. Or, il y a bien ici quelque chose qui se brise : Jésus, incarnation de la parole face à l’iniquité du juge, n’est plus que silence, le livre ancien se referme.
 Catastrophe mais fondatrice : les lettres sont ramassées par des paysans (en latin pagus, qui désigne le « païen »). Jésus se tait mais ses paroles ont été semées, elles fructifient et commencent à se rassembler dans les nouvelles écritures évangéliques comme autant d’écritures-lectures (legere, « lire » signifiant primitivement « cueillir »).
 Cette ouverture aux païens est confirmée par les codes chiffrés mis en œuvre : on peut en effet dénombrer 153 lettres (je voudrais ici remercier vivement Annie Berthier à qui je dois cette découverte). 153 lettres, comme les 153 poissons de la pêche miraculeuse (Jean, 21), et 17 motifs (corbeilles, paniers, paysans). 17, c’est le nombre de peuples étrangers cités à la Pentecôte. Pour saint Augustin, 153 signifie l’universalité de l’Église parce qu’il représente la somme des nombres entiers contenus entre 1 et 17. 153, c’est aussi la somme des chapitres des 4 premiers livres de la Torah et 17 renvoie aussi à la 17e lettre de l’alphabet hébreu, le Pé, qui désigne la parole. Pour Origène, 153 renvoie à la Trinité : elle est représentée ici par cet arbre aux trois branches portant chacune trois feuilles verdoyant au-dessus du bois de l’arbre de Vie qui est aussi celui de la Croix de la Passion qui se prépare…
 Ainsi le peintre inconnu nous signifierait-il l’ouverture aux Nations qui s’origine au cœur de la Passion, débordant l’étroitesse d’une petite salle de tribunal romain et la naissance d’une nouvelle écriture sainte présentée ici comme le fruit de la parole recueillie par les Fidèles" 

Anne Zali

 

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