samedi 14 septembre 2019

L’armoire vitrée du grand-père maternel

"La découverte de Balzac, vers mes quinze ans, a été tellement importante, même si ma chance c’est que j’étais lecteur depuis toujours, qu’il y a une bascule : la conscience qu’un univers de représentation reconstruit par le mental pouvait valoir autant que l’univers dit réel, celui qu’on perçoit. Là j’utilise des formulations à la Simondon, mais c’était bien le sentiment éprouvé : le roman remplaçait le réel, et pouvait s’étendre à l’infini. Plus tard, j’ai calé longtemps à Proust. Quand enfin ça s’est débloqué, je l’ai tout avalé d’une traite et j’ai refait plusieurs boucles entières depuis, j’ai eu une sorte de vertige à ce passage du début de la Prisonnière où le narrateur, qu’on découvre soudain capable de « réduire » une partition d’opéra de Wagner en jouant du piano (il n’a jamais appris, qu’on le sache, dans la Recherche), gamberge sur le fait que la construction de la Comédie humaine s’est révélée à Balzac alors qu’elle était quasiment écrite aux deux tiers : unité rétrospective, donc non factice, écrit Proust, dont le narrateur est alors confronté au paradigme suivant : comment je puis écrire intentionnellement une œuvre dont la construction ne sera non factice qu’à cette condition de s’imposer rétrospectivement ? Et non seulement il trouve, mais c’est le chemin qui l’emmène, lui Marcel Proust, à la mort."
[...]
"Je suis encore dans l’impossibilité de comprendre réellement ce qui a pu se passer dans ma tête en découvrant, dans l’armoire vitrée du grand-père maternel, le Scarabée d’or d’Edgar Poe, sinon que je devais avoir douze ou treize ans et que cela m’a lié irréductiblement, définitivement à quelque chose de l’ordre de la composition, du secret, du geste d’écrire. Je dirais qu’ensuite, avec Stendhal en 4ème puis Balzac en seconde, il y a eu cette phase d’appropriation qui m’a été plus tard, sans que je le sache à ce moment-là, le plus beau viatique : Dickens, Dostoievski et d’autres, Zola bien sûr mais sans que jamais ce soit de mon goût, ni me provoque le vertige des autres. En première, le hasard me fait tomber sur Kafka, et là il y a une cassure : je suis au bout de quelque chose."
[...]
"Et reste l’autre vertige : je dois tout cela à l’armoire à porte de verre d’un instit qui ressemblait comme un frère à un autre trente kilomètres plus loin, de l’autre côté de Niort, Ernest Perochon, qui écrit sur l’arrivée de l’eau courante et la première passion de l’aviation, et aura le Goncourt avec un livre à compte d’auteur. Ce hasard qui m’a été favorable, comment en continuer le seul possible pour celles et ceux d’aujourd’hui, quand le livre a définitivement été éjecté de cette symbolisation sociale ? Je crois que c’est en partie aussi ce qui me relie aux ateliers d’écriture."

François Bon, du lire-écrire, de la vidéo et de l’impro
entretien ten cours- avec Franck Senaud, extrait des derniers échangesLe Tiers-Livre


 
 

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