mardi 21 avril 2020

Les animaux dénaturés

"- Mais c'est merveilleux ! Tout simplement merveilleux ! Vous avez accepté, naturellement ?
Elle-même ne savait pas pourquoi elle s'exprimait ainsi. Il y avait eu ce long sourire crispé, insupportable dans le silence, et cette panique, cette sorte de vertige qui la prenait toujours. Et puis Douglas avait enfin dit quelque chose, et elle s'était sentie soulagée ; mais c'était cette chose, et se sentait douloureusement blessée.
- Vous pensez que je devrais ? dit Douglas.
Il paraissait surpris et décontenancé. Mais elle se sentait douloureusement blessée. Elle répéta d'une voix trop joyeuse :
- Mais naturellement, c'est merveilleux ! Vous ne pouvez pas laisser échapper cela ! Quand partent-ils ?"

Vercors, Les animaux dénaturés, Livre de Poche, 1952, p. 40.

"Elle ne lui répondrait même pas. Si, elle lui répondrait ! Elle écrirait : "Je vous croyais différent des autres. Ce que j'aimais, c'était la confiance merveilleuse que vous m'inspiriez. Vous l'avez réduite en cendres."
Elle passa l'heure suivante à déambuler entre les arbres, et à construire, sous la pluie fine, une lettre d'adieu, d'une splendide violence. Quand elle l'eut terminée, il se fit d'abord un creux vertigineux, gris et froid comme toute cette épaisseur de pluie."

id. p. 156.

" - Peut-être... répéta-t-elle. Vous touchez là un point sensible, Frances, que je camoufle assez bien d'ordinaire..." Elle changea étrangement de ton : "Immoraliste... oui, je le suis, mais je ne m'en "flatte" pas, je vous assure... Je n'ignore pas ce qu'on pense de ma vie souvent, vous savez... Mais vous ne savez pas ceci sans doute : qu'il m'arrive d'en souffrir. Non pas de ce qu'on pense, bien sûr ! Mais de ce que cette vie dépende si totalement de moi, de moi seule, - de mon seul jugement... J'en éprouve parfois un... un vertige panique... Je vous étonne, Frances ? Je vous paraissais moins vulnérable ? Plus cuirassée ? Personne n'est cuirassé : ce n'est jamais que du clinquant. Le ciel est vide, Frances, c'est vrai, mais on a beau le savoir, on ne s'habitue pas à ce que nos actes n'aient aucun sens... - que les bons comme les mauvais engendrent au hasard les bienfaits ou la pestilence... Dieu est toujours, toujours muet... Nous n'avons, pour fonder le bien et le mal, que le sable mouvant des intentions... Rien ne vient nous guider... " Elle soupira : "Ce n'est pas drôle tous les jours."

id. p. 197.


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